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XVIIIe siècle : « Élargissez Dieu ! » a fait frémir de Bonald. Il connaissait la faiblesse, de l’esprit humain. Il savait qu’à élargit Dieu on le dissémine à perte de vue. Ce qu’il a voulu rétablir, c’est Dieu immédiat. Il a exprimé cela dans une très bonne page qui donne bien l’idée de ses regrets, de ses terreurs, de sa tentative, aussi de ses mérites d’écrivain : « Aux premiers temps de l’humanité, lorsque les lois de la nature étaient peu connues, la pensée les franchissait, en quelque sorte, et remontait à Dieu même, auteur de toutes les lois. Cette présence générale de la divinité, qui est un dogme pour une raison éclairée, était pour leur raison naissante une présence locale ; cette volonté générale qui, par des lois générales comme elle, détermine tous les événemens de ce vaste univers, était une suite de volontés particulières qui agissaient sur tous les êtres…[1]. » Ce qu’a voulu de Bonald, c’est retrouver et rétablir « la présence locale » de Dieu. Il l’a retrouvée pour lui-même dans l’idée de création, ressaisie et embrassée avec une sorte d’ardeur emportée. Il a fait rentrer, comme violemment, l’univers dans Dieu éternelle force, unique force. Il a rapproché Dieu de nous en supprimant, tout ce qui, encore qu’émanant de lui, était entre lui et nous, et, à son gré, était moins un lien qu’une distance. On l’appelait le réacteur, c’était juste ; le contracteur eût été plus juste encore. L’effort a été énorme et subtil ; l’adresse faible. Il a fallu pour cela nier toute évolution et connue tout mouvement dans le monde. L’univers de Bonald est dans une sorte d’immutabilité et d’immobilité hiératique. Il n’est guère intelligible, ainsi, qu’à une intelligence immobile aussi et arrêtée jusqu’au terme dans une idée unique.

D’autres viendront qui, infiniment séduits, au contraire, à l’idée évolutionniste, et comme pénétrés d’elle, verront Dieu, non plus comme « cause première, » mais comme cause finale, et le monde connue plein de lui, non en ce qu’il en vient, mais en ce qu’il y tend ; qui se figureront l’univers comme se soulevant vers l’Être et le réalisant lentement par cet effort ; qui estimeront, par conséquent, que l’éternel changement, et non plus l’éternelle immobilité, est ce qui fait Dieu possible ; et qui témoigneront Dieu ainsi à leur manière, qui témoigneront plutôt de l’éternel besoin des hautes intelligences de rattacher à l’idée de Dieu, par l’une ou l’autre extrémité, la chaîne de leurs idées générales. Ce retour de l’idée de Dieu, cette réinstallation de l’idée de Dieu dans la doctrine même qui paraissait le plus l’exclure, n’eût pas consolé de Bonald ; elle l’eût épouvanté, comme une restauration entachée de charte. Il eût tremblé que les hommes ne se sentissent grands en apprenant qu’ils

  1. Recherches philosophiques. — De la Cause première.