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libéral et égalitaire et suffisamment démocratique. Il a mieux va qu’un autre ce que l’erreur capitale du XVIIIe siècle et de la révolution a été de ne pas voir, à savoir qu’il y avait une constitution avant 1789, — nous avons pu voir, depuis lui, que c’est à partir de 1789 qu’il n’y en a plus eu. — et que cette constitution assurait l’égalité devant la loi, l’inviolabilité de la propriété, le recours contre le pouvoir central, et permettait, sollicitait même l’accession de tous à toutes les fonctions, sauf la royauté.

Dans cette constitution, il y a d’abord la magistrature, la plus solide, la plus libre, la plus puissante qui fût en Europe : « En Europe il y avait des juges ; en France seulement il y avait des magistrats. » En effet, cette magistrature avait « le dépôt des lois, » arrêtait, gênait le pouvoir par le refus d’enregistrement et les remontrances, était une barrière au caprice et une invitation continuelle à la réflexion, contenait les écarts de la souveraineté, et non point comme une chambre, que le souverain, roi ou peuple, sait qu’il peut dissoudre ou sait qu’il peut changer par un coup d’élection, mais comme un corps autonome, permanent et éternel. Car cette magistrature n’est nommée ni par le roi, ni par le peuple. Elle est par elle-même. Son droit est une propriété ; elle en a quittance, ce qui peut faire sourire ou crier, mais ce qui est la plus solide garantie d’un droit. Et cette magistrature, presque démesurément puissante, tous relèvent d’elle : le prince du sang est cité à sa barre comme le manant. Son autorité constitue et garantit l’égalité de tous devant la loi. Faites tomber les restes de juridictions seigneuriale et ecclésiastique, et vous avez l’indépendance judiciaire, c’est-à-dire la liberté de n’obéir qu’à la loi, c’est-à-dire la liberté. — Et ce corps si puissant est-il une caste ? Est-il fermé ? Il est ouvert à tous. Le fils du marchand qui a travaillé achète une charge ; il est magistrat. Le travail et l’économie d’une génération, voilà toute la garantie qu’on demande, et certes c’est du trop peu qu’on peut se plaindre, et il faudrait des litres intellectuels mieux établis. Tout au moins n’est-ce point une caste inaccessible opprimant un peuple qu’on peut trouver ici.

De Bonald voit encore dans cette ancienne constitution française un système de libertés corporatives et de libertés individuelles fondées sur la propriété. Tout était propriété sous l’ancien régime (il va un peu loin) ; ce qu’on a appelé avec horreur privilèges, c’étaient des propriétés. Les provinces avaient des privilèges, c’est-à-dire des libertés ; les villes avaient des privilèges, c’est-à-dire des libertés ; les corporations avaient des privilèges, c’est-à-dire des droits. Les offices étaient des privilèges, des propriétés, quelque chose d’inviolable où l’homme était retranché. « Cette inamovibilité des charges, les mœurs l’avaient étendue à presque tous les