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Bonald croit que la société a toujours existé. Rousseau croit que l’homme unit bon, et que la société le déprave ; de Bonald croit non pas que l’homme naît mauvais, mais qu’il naît nul, et que la société le fait. Rousseau veut que le souverain décrète une religion civile ; de Bonald veut que la religion forme et règle la société politique. Et si l’un peut donner ainsi, très souvent du moins, l’exacte contre-partie de l’autre, c’est qu’ils ont tous deux des esprits de même nature. Ils sont tous deux des idéologues passionnés, fougueux, et (de Bonald surtout) intransigeans ; ils sont tous deux des psychologues bornés, et des historiens médiocres, tout au moins des historiens à qui l’histoire ne donne pas leurs idées. Ils sont faits pour s’entendre, ou pour discuter, ce qui est à peu près la même chose, car c’est ne pas parler la même langue qui fait la vraie différence entre les hommes. Ils parlent la même. On a vu dans le second celui qui détruirait le premier, et, à une époque où l’on considérait Rousseau, plus qu’un autre, comme l’auteur de la Révolution, on a vu dans Bonald le vainqueur de l’idée révolutionnaire. Ni l’un n’avait fait la Révolution, ni l’autre ne l’a détruite. L’un lui a donné des phrases, l’autre lui a dit des injures. Elle était un fait : elle s’est à peine aperçu et de son professeur et de son critique. Mais l’un et l’autre restent des témoins intéressans de ce grand fait. L’un a très bien vu qu’une grande chose disparaissait, la tradition ; et que l’homme sans lien avec l’homme, le parfait individualisme allait être la façon d’être de l’humanité nouvelle. Il a vu cela, et s’en est réjoui, et en a fait un beau système allant de la religion à la politique et de la politique à l’éducation. L’autre a très bien vu qu’une grande chose venait de disparaître, la tradition, et que l’homme isolé, sans souci des ancêtres, sans obligation envers ses contemporains, retranché dans son droit et sa liberté jalouse, était l’homme moderne. Il a vu cela, et en a été désolé, et de la conception contraire, poussée à l’extrême, à tous les extrêmes, il a fait un beau système embrassant la religion, la politique, l’éducation et la morale. Ils s’éclairent bien l’un l’autre. On voudrait qu’ils eussent même génie pour que la question fût également pénétrée de clartés en toutes ses profondeurs des deux côtés. Tels qu’ils sont, ils sont intéressans à écouter ensemble ; et à l’avènement du monde moderne, on n’entend pas sans émotion, on ne cherche pas sans intérêt, à bien saisir et recueillir ces deux cris, l’un de joie et l’autre de désespoir, qui disent la même chose.


EMILE FAGUET.