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cœurs. Si l’on nous poussait un peu, nous hausserions les épaules en face de ce nouveau droit public, qui ramène tout droit les peuples au chaos de la société barbare, puisque c’est au sein de la barbarie que les idiomes ont été forgés. Avec notre logique à outrance nous irions jusqu’à dire que l’Europe recule, puisqu’au moyen âge on ne s’informait pas de la qualité des sons qui sortaient de la bouche d’un, homme : on le persécutait pour des croyances, non pour des solécismes ; ce qui, après tout, avait meilleure figure. Quand un étranger nous parle de la mission des races, du pangermanisme, du panslavisme, nous clignons l’œil d’un air entendu, ce qui veut dire : « Parfaitement ; allez toujours, nous connaissons cet air. Vous avez besoin d’un provinces, vous voulez rectifier une frontière. Le premier prétexte venu est le bon, si vous êtes les plus forts. Vos raisons valent tout juste autant que vos canons. »

Eh bien ! mes chers compatriotes, je vous demande pardon, mais vous auriez tort de ne pas prendre au sérieux ces querelles de races. C’est une mode, c’est-à-dire une opinion transitoire, et même, j’en conviens, l’une des plus absurdes qui aient jamais dominé l’univers. Le préjugé religieux était préférable. Le préjugé des droites de l’homme était plus noble. Mais enfin cette mode gouverne despotiquement une moitié de l’Europe ; et ce ne serait pas la première absurdité pour laquelle les-peuples se seraient fait casser la tête. Dans certains lieux il est convenu que l’histoire toute seule, sans la race ne compte pour rien : l’histoire, c’est-à-dire ce patrimoine de traditions glorieuses qui unit des hommes de familles différentes par la communauté de la souffrance et de l’effort ; l’histoire, c’est-à-dire le drapeau qu’on a promené ensemble sur les champs de bataille, et dans les plis duquel sont inscrits les noms des ancêtres. Tout cela, c’est de la fumée, du roman, de la politique littéraire, indigne d’un siècle vraiment scientifique. Parlez-nous de la grammaire d’un peuple, et, s’il se peut, de sa généalogie. Qu’on débaptise les rues et les magasins. Qu’on enseigne aux enfans un idiome qui sera de l’hébreu pour les trois quarts des Européens, voilà ce qui enflamme les courages. Voyez plutôt nos amis les Tchèques : ils s’appelaient autrefois Bohémiens ; sous ce titre, ils avaient rempli l’Europe du bruit de leurs armes et de l’éclat de ces discussions qui ont inauguré la liberté de penser. Quand ils jetaient par les fenêtres, sur du fumier, les ministres récalcitrans, donnant ainsi un exemple un peu brutal d’indépendance parlementaire ; quand, vaincus une première fois et décimés pour avoir voulu communier sous les deux espèces, ils relevaient cependant leur étendard abattu el se jetaient dans cette