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Ruthènes, les Slavons, les Serbes et bien d’autres ? Je les trouvais plus généreux et par conséquent plus habiles lorsqu’ils parlaient un latin de cuisine, et que, tirant leurs grands sabres recourbés ils criaient tout d’une voix : Morianur pro rege nostro Maria-Theresa.

On me montrait un jour, à la bibliothèque de Pesth, quelques-uns des rares volumes échappés au sac de la Corvina, et restitués naguère par la gracieuseté du Sultan. Je maniais avec respect ces antiques reliures de velours et d’argent aux armes du roi Mathias, et tournais délicatement le gros parchemin des feuillets. Le texte était le plus souvent du latin, quelquefois du grec, quelquefois de l’allemand. Je demandai au bibliothécaire s’il existait un seul de ces livres écrit en langue magyare ; il me répondit qu’il n’en connaissait pas. « Eh quoi ! lui dis-je : votre héros favori tenait si peu à cette langue maternelle, dont vous roulez faire le palladium de votre nationalité ? En a-t-il accompli de moins grandes choses ? Était-il moins Hongrois jusqu’aux moelles ? Et la Hongrie était-elle moins écoutée dans les conseils de l’Europe lorsqu’elle contenait le Turc, gouvernait le Bohémien, tenait en échec l’empereur d’Allemagne ? Ne sont-ce pas là les grands souvenirs qui unissent toutes les parties de la monarchie ? Ne vaudrait-il pas mieux faire traduire l’histoire de Mathias Corvin dans les cinq ou six dialectes du royaume, que de forcer des lèvres roumaines ou slaves à conjuguer les verbes magyars ? »

En sortant de la bibliothèque, je parcourus, comme tout le monde, les galeries du musée qui est dans le même bâtiment. Après avoir admiré ces riches et-somptueux bijoux, ces perles d’un si bel orient, ces audacieux cabochons, ces armes à demi orientales, ces aigrettes, ces selles et ces ceintures revêtues de pierreries, reliques de la Hongrie chevaleresque, j’arrivai dans la salle de l’âge de pierre, et j’allais me retirer, car je confesse ma très médiocre sympathie pour les vieux silex, lorsque mon attention fut appelée sur une vitrine profondément symbolique : elle contenait le squelette d’un contemporain du silex, encore couché dans son tombeau. Si la philosophie et la religion n’enseignaient pas que cette carcasse fut habitée par une âme, jamais je l’avoue, je n’aurais reconnu mon semblable dans ce carnivore à la mâchoire effrayante, au crâne d’orang-outang, aux phalanges démesurées. Je mis ma main à côté de la sienne en pendant avec un frisson, de quelle étreinte elle serait broyée dans cet étau, si, par hasard le jour du jugement dernier, nous étions forcés de faire des politesses à nos plus lointains parens. Candidats qui devez distribuer tant de poignées de mains à vos électeurs, réjouissez-vous de ce que nos