Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au croisement des routes, des piliers de granit grossièrement taillés, semblables à des cippes funéraires d’une époque très primitive. On y voit représentée l’image naïve d’un soldat tenant un fusil, c’est-à-dire un bâton surmonté d’une baïonnette. Des yeux tout ronds, une figure toute ronde, une énorme paire de moustaches, voilà pour l’expression. Quelquefois l’artiste timide s’est borné à graver dans la pierre des sabres et des fusils croisés. Tous ces monumens portent une même date, 1885, et rappellent un même fait, Slivnitza. Ce sont les pères de famille qui, d’eux-mêmes, et sans encouragement officiel, ont voulu consacrer de leurs humbles deniers la mémoire des soldats morts à l’ennemi. La grossièreté même de l’exécution est touchante. Ces hommes, qui savent mourir sans se plaindre, sont faibles sur l’épitaphe et taillent médiocrement le marbre. Point d’inscriptions pompeuses, point de groupes emphatiques, d’armes brisées, de blessés soutenus par des génies vengeurs. L’antiquité et le moyen âge procédaient ainsi par brèves notations. Sans doute, la fameuse inscription des Thermopyles : « Passant, va dire à Sparte… » fut inventée après coup par quelque rhéteur. Une simple date gravée dans le roc, quelques guerriers sommaires comme des hiéroglyphes, c’est assez pour émouvoir lorsque l’héroïsme est dans les âmes, non dans les attitudes. De même au XIIe siècle, la figure, au trait, d’un guerrier croisant les mains sur l’épée de combat. Longtemps l’Europe a joué sa tragédie, comme Shakspeare ses premiers drames, entre quatre murs nus. À présent, elle est devenue théâtrale. Il lui faut des statues colossales pour les victoires, des lions sublimes pour les défaites. On ferait une montagne du marbre et du bronze qui ont été dépensés des deux côtés des Vosges depuis 1870, Je préfère les pauvres pierres de Serbie. Qu’on n’allègue pas la grandeur différente de la scène : ici ou là, de mourir il n’est qu’un coup, comme disent les bonnes gens. Je ne donne pas les Serbes pour de grands tacticiens. Mais ils savent souffrir et se taire. Je les ai vus immobiles et silencieux sous la pluie, des journées entières, sans capote et quelquefois sans pain. Pas un murmure ne s’élevait. Je les ai revus plus tard dans les hôpitaux, supportant les opérations avec une fermeté tranquille, la cigarette à la bouche, tandis que leur face livide et leurs yeux noirs agrandis, seuls vivans, se tournaient vers le ciel d’Orient. Ces peuples sont rompus aux longues souffrances. Ils n’ont pas besoin qu’une littérature spéciale leur enseigne, depuis l’enfance, l’art de bien mourir. Leur courage passif dédaigne le stimulant de la vanité. C’est pourquoi je m’incline devant les blocs informes dont la piété de leurs proches a semé les rubans de routes.