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produire un gentleman trois ou quatre pour former une lady. Il n’en fallut pas tant à la femme américaine. De la race anglo-saxonne, modifiée par le concours de circonstances que nous avons indiqué, elle tenait la beauté physique ; des loisirs que l’homme lui faisait, la culture intellectuelle ; de la fortune rapidement conquise, les goûts d’élégance et de raffinement naturels à son sexe. L’Europe fit le reste.

Très fiers de la beauté de leurs femmes, de leurs sœurs et de leurs filles, les Américains en font moins honneur à la race même dont ils sont issus qu’aux usages et aux mœurs de leur patrie, et, sur ce point, leur opinion vaut d’être notée. L’un d’eux me la résumait un jour dans une de ces boutades humoristiques où excellait Swift et dans lesquelles éclate l’esprit froidement railleur de l’Anglo-Saxon. Grand voyageur devant l’Eternel et observateur consciencieux, le hasard m’avait fait le rencontrer à Madrid, puis à Naples, et, ce soir-là, à dîner chez Mme X***. Nous nous étions retrouvés avec plaisir ; nous avions, de l’autre côté de l’Atlantique, des amis communs : il n’en fallait pas davantage pour ébaucher un commencement d’intimité. Je m’y prêtais d’autant plus volontiers qu’il avait l’esprit fin, un peu paradoxal parfois, mais plein d’imprévu.

À table, nous avions parlé de la race latine et de la race anglo-saxonne. Inutile d’ajouter que toutes ses préférences étaient acquises à cette dernière.

— L’avenir est à elle, me dit-il en reprenant après dîner notre conversation un moment interrompue ; elle finira par peupler le monde. Les États-Unis ne comptaient que 5 millions d’habitans au commencement de ce siècle ; nous sommes 60 millions maintenant[1]. Déjà nous débordons sur l’Amérique du Sud ; l’Océanie se peuple de nos fils de colons. Comparez à vos familles françaises d’un ou deux enfans, ces familles de l’Ouest où l’on en compte 10 ou 12. Au point de vue de la population, vous restez stationnaires ; nous doublons en trente ans. La dot vous tue.

— Comment cela ?

— Eh ! sans doute. Est-il rien de plus absurde que ce système qui consiste à faire assurer l’avenir des enfans par leurs parens ? C’est l’antithèse de la vérité, le monde renversé, les vieux se privant pour les jeunes, ceux qui ne peuvent plus produire se sacrifiant à ceux qui ne savent pas s’aider. Si encore ce sacrifice assurait leur bonheur ! mais neuf fois sur dix vous les rendez malheureux.

  1. Les derniers rapports officiels portent ce chiffre à 61,702,000.