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l’expression d’une majorité plus ou moins forte. Ils prennent la direction des affaires publiques, non comme l’héritier qui entre dans son héritage, mais comme le vainqueur qui s’établit dans une province conquise. Il sait comme on s’en empare, et aussi comme on en est chassé. Le dépossédé de la veille le savait aussi, puisqu’il avait vaincu son prédécesseur, ce qui ne l’a pas empêché d’être trahi à son tour par la fortune. C’est qu’à part leurs états-majors, que maintiennent en ligne des convictions ou des intérêts, que les hasards de la naissance, des-sentimens de gratitude, l’influence de puissans patronages, le souci de certaines relations ou de certaines clientèles ont immatriculés dans des rangs qu’ils ne veulent ou ne peuvent déserter, la masse mobile des partis est assez susceptible de changement. Silencieux ou bruyans, ces changemens sont la cause de nos révolutions successives. Il est clair que, si le peuple ne variait jamais, le régime qui aurait eu sa faveur un jour la conserverait durant une longue suite de siècles. Cette fixité de l’opinion sur certains points n’a rien de chimérique ; nous n’avons pas à en chercher des exemples-dans l’histoire, l’Europe actuelle en offre d’assez concluans.

En France, nous ne sommes pas d’accord sur grand’chose, ce qui assurément est regrettable ; et, ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’à défaut d’une quasi-unanimité sur les bases de notre état politique, nous n’avons même pas là-dessus de majorité stable : monarchie, empire, république, ont été, les uns après les autres, très sincèrement acclamés. Or ces variations, on ne peut, en une démocratie, ni les empêcher, — le droit d’avoir une opinion emporte celui d’en changer, — ni les prévenir, — aucun régime ne doit se flatter de ne pas faire de sottises, de ne pas éprouver de revers. Notre vieille dynastie capétienne, qui eut ses journées de gloire, eut aussi ses heures d’abaissement ; la nation compensait les unes par les autres. A nos gouvernemens modernes elle ne fait plus de pareils crédits ; ils paraissent destinés à périr dans une défaite, à succomber sous le poids d’une faute grave.

Ces gouvernemens éphémères, issus d’un parti, restent, quoiqu’ils s’en défendent, des gouvernemens de parti ; ils apportent, dans la gestion des affaires générales, une humeur inquiète ; leur législation, leur administration, sont agressives et forcément partiales ; tout citoyen est pour eux un ami ou un adversaire, la peur de la trahison les hante, ils ne sauraient vivre sans une sorte d’état de siège civil. Dans un temps, dans un pays où tout est discuté, où tout est en question, ils ont un programme arrêté sur toutes choses, croient avoir mission de l’exécuter vaille que vaille, s’y appliquent de leur mieux et font servir à leurs desseins les forces