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Lisle ; seulement, dans Eschyle, tel qu’il semble le concevoir, l’Athénien disparaît.

Voilà donc à quelle conclusion conduit le rapprochement de l’ouvrage antique et de l’ouvrage moderne. Un poète d’un rare talent, grand admirateur d’Eschyle, veut faire goûter aux Français du xixe siècle une production de la tragédie naissante : c’est lui qui est barbare, et c’est le vieux poète qui est civilisé ! C’est notre contemporain qui est indigent et raide, qui reste à la surface et ne pénètre pas au fond de l’âme, qui paraît privé du sens de la vie et étranger aux combinaisons savantes de la poésie et du drame ! L’art s’est donc bien appauvri ! Peut-être dira-t-on que cette barbarie de convention et cette simplicité, qu’il aime et que le public accepte dans une certaine mesure, sont des formes du raffinement moderne, séduit par l’archaïsme comme par toute autre affectation. Serait-ce donc que, pour avoir trop vécu, nous en serions venus à concevoir et à préférer une forme de drame qui ne vit pas, à la fois violente et inanimée ? Une pareille constatation n’irait pas sans quelque tristesse.

N’exagérons rien. Le public qui applaudit les Érinnyes écoute avec une faveur pour le moins égale l’Œdipe de Jules Lacroix. Ici, ce ne sont pas les qualités ni les défauts de la poésie qui lui plaisent, non plus que la barbarie chargée des mœurs ou l’exagération de la simplicité dans les formes du développement dramatique. La poésie n’est autre que celle d’une traduction sincère qui lutte honnêtement contre la difficulté de rendre la beauté du texte original. Du drame lui-même, la partie lyrique seule a subi l’inévitable diminution dont il a été question plus haut ; tout le reste est conservé : l’ampleur des développemens, la conduite habile de l’action qui soutient et passionne de plus en plus l’intérêt jusqu’à la catastrophe, la vérité des caractères, la grandeur de l’impression religieuse et la force du pathétique, enfin la puissante et facile harmonie de ce bel ensemble. Or qu’est-ce que tous ces mérites, sinon les parties supérieures de l’art ? Le public les reconnaît et les apprécie ; il se sent en présence d’une œuvre de premier ordre, où une civilisation particulière a fortement imprimé sa marque, mais qui est conforme à notre conception la plus raisonnable et la plus haute de l’art dramatique, et il est sincèrement ému. Le public est donc en partie hors de cause ; du poète qui lui traduit l’antiquité grecque, il n’exige nullement l’affectation de la simplicité et de l’archaïsme.

Il y a deux observations à faire. L’une, c’est que Sophocle, et aussi Euripide, sont plus faciles à transporter sur notre scène qu’Eschyle. Comme, chez eux, l’action est plus humaine, l’intrigue plus compliquée, les passions et les caractères plus étudiés, comme