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C’est comme si l’on disait qu’autant que de largeur ou d’étendue, sa doctrine a manqué d’un juste sentiment de l’originalité. « Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? » s’est-il demandé quelque part. Et il s’est répondu : « Ce n’est point, comme se le persuadent les ignorans, une pensée que personne n’a jamais eue ni dû avoir. C’est au contraire une pensée qui a du venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » On tirerait de là, si l’on le voulait, d’étranges conséquences ; mais il suffira d’en indiquer une seule. C’est qu’en faisant dépendre ainsi l’originalité de l’approbation ou de l’assentiment de « tout le monde, » Boileau la nie en la définissant ou la condamne en la recommandant. Vieux et content de la gloire qu’il s’était acquise, avait-il donc oublié que ce « public » dont les applaudissemens avaient jadis accueilli ses Satires était le même qui, la veille encore, faisait du Cyrus ou du Typhon ses plus chères délices ? ne se rappelait-il plus de quelles cabales Molière avait dû triompher, et que Racine lui-même était mort en croyant avoir « manqué » son Athalie ? Mais non ; et il disait bien ce qu’il voulait dire. L’originalité pour Boileau n’a jamais consisté que dans celle de l’expression ou de la forme ; et sans doute, c’est quelque chose, en pensant « comme tout le monde, » de ne parler ou d’écrire que comme soi seul ; mais ce n’est pas assez. Prise à la lettre, et suivie par des artistes moins honnêtes qu’il n’était lui-même, la doctrine de Boileau né pouvait manquer d’aboutir à la glorification du banal et du convenu sous le nom « d’universel, » ou, sous le nom de « bon sens, » à l’apothéose du « sens commun. » Mais la question est de savoir où est le « sens commun, » et si, le plus souvent il ne serait pas bien mieux appelé l’erreur ou la folie commune.

Aussi bien, pour qu’il connût la véritable originalité, l’expérience de Boileau a été trop sommaire, trop étroite, et, pour tout dire d’un mot, trop bornée à celle de sa condition. Il y a bien des manières de sortir de nous-mêmes : Boileau n’en a connu ni pratiqué pas une. Il a quitté la « poudre du greffe, » oui sans doute ; mais il ne l’a pas si bien secouée qu’il ne lui en soit resté quelque chose. Ses amitiés presque les plus vives, ses liaisons les plus étroites, il les a gardées dans « la robe ; » et, d’être poète au lieu de sous-greffier, cela ne lui a servi qu’à passer de la « petite » à la « grande. » Il n’a pas non plus reçu la forte éducation morale de Racine ; il n’a pas, comme Racine, connu l’amour ou la famille ; et, même à la cour, ses yeux ne se sont pas ouverts, comme ceux de Racine, sur le « monde. » Le rapprochement pourra paraître étrange, mais il faut bien que je le fasse : il n’a pas possédé davantage, comme Bossuet ou comme Bourdaloue, cette expérience