justice, de tendresse et de miséricorde qu’il n’y en eut jamais. Les anciens législateurs se contentaient de corriger les grandes iniquités ; les petites iniquités, dont on ne songeait point à se plaindre, nous paraissent insupportables, tant le nom d’homme nous est sacré ! On disait jadis : Homo homini lupus ; on pourrait dire désormais : Homo homini deus. Les Romains de l’époque impériale avaient le droit d’être nourris et amusés ; les petits de ce temps y ajoutent le droit d’être instruits, et demain ils auront celui d’être assurés contre la maladie, les infirmités, la vieillesse. Que ne pouvons-nous les garantir contre la mort ! C’est une vertu que nous avons, et cette vertu a engendré un défaut dont nous souffrons. La vénération que nous avons pour le moi d’autrui nous autorise à en avoir beaucoup pour le nôtre, et il en résulte que le siècle des machines a vu se développer l’égotisme dans des proportions inconnues jusqu’ici. On sait avec quelle discrétion, avec quelle réserve, avec quelle chaste pudeur, tel Grec du temps de Périclès ou tel de nos écrivains classiques parlait de lui-même ; il mettait sa coquetterie à se cacher, et le plus grand charme de leurs livres est l’absence de l’auteur. Aujourd’hui l’être le plus ordinaire, le plus banal, le plus insignifiant, de la plus mince étoffe, se fait un devoir et une joie de s’étudier, de se décrire, de se raconter sans nous faire grâce d’un détail, et il serait fort étonné qu’on refusât de s’intéresser à ses patientes et minutieuses analyses. Les poètes d’autrefois trouvaient tout dans leur sujet ; aujourd’hui le sujet n’est plus qu’un prétexte, une occasion de se chercher, de se trouver et de s’aimer. En matière de littérature, nous préférons à l’amour à deux le libertinage des ermites et ces plaisirs solitaires, qui nuisent quelquefois à la santé.
Dans aucun temps, le moi n’a eu tant de prétentions, n’a tenu tant de place, ne s’est plus étalé, et pourtant tout contribue à gêner le libre développement des individus, à réduire la part d’eux-mêmes qu’ils mettent dans ce qu’ils font, à contrarier l’envie qu’ils pourraient avoir de se façonner à leur guise. La société où nous vivons nous aligne au cordeau, et il n’a jamais été plus difficile d’être quelqu’un.
Un artiste est un homme qui imprime à son travail la marque de sa personne, et produit un ouvrage qui diffère en quelque chose de ce que produisent les autres et dans lequel il se reconnaît. Autrefois, dans une certaine mesure, tout ouvrier était un artiste ou peu s’en fallait. Lisez un très curieux petit livre intitulé : Comment on devenait patron[1]. Nous y verrez, si vous l’avez oublié, que, dans tout métier, le compagnon ne passait maître qu’après avoir fait son chef-d’œuvre, que le chef-d’œuvre était exécuté sous la surveillance des jurés, qu’au XVIIe siècle
- ↑ La Vie privée d’autrefois. Arts et métiers, modes, mœurs, usages des Parisiens du XIIe au XIIIe siècle, d’après des documens originaux ou inédits, par Alfred Franklin. Comment on devient patron, E. Pion, Nourrit et Cie.