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en état d’expliquer. Nous pourrions donner des leçons à Cicéron et à César touchant les origines de Rome ; l’Egypte, l’Assyrie n’auront bientôt plus de secrets pour nous, et avant peu, nous nous chargerons d’apprendre aux Chinois qui ils sont. Cette faculté nouvelle, que nous avons acquise et qu’on pourrait appeler la sympathie historique, nous permet de comprendre ce qui nous ressemble le moins ; mais il est presque impossible de tout comprendre sans devenir un peu sceptique. Nous ne brûlons plus les mécréans et les athées ; mais combien d’entre nous seraient-ils disposés à donner leur vie pour leurs croyances, qui ne sont que des opinions ?

Notre civilisation d’ordre très composite est assez bien représentée ; par notre architecture, qui vit de ressouvenirs et combine ingénieusement tous les styles, faute d’en avoir un. Le seul temps qu’on puisse rapprocher du nôtre est celui de la Rome impériale. C’en était fait des cités murées et fermées, ne connaissant que leurs traditions, leurs lois, leurs usages et leurs dieux patronaux ; tout se mêlait, tout se confondait. La ville aux sept collines recevait chez elle le monde entier, et magnifiquement hospitalière, elle délivrait à tous les dieux, qu’ils vinssent d’Afrique ou du fond de l’Orient, des lettres de grande naturalisation. C’était, comme le nôtre, un âge de syncrétisme. L’empereur Alexandre Sévère faisait chaque matin ses dévotions domestiques dans son lararium, où il avait rassemblé avec les images de ses ancêtres et des plus glorieux de ses prédécesseurs celles d’Alexandre le Grand, d’Apollonius de Tyane, du Christ d’Abraham et d’Orphée. Les meilleurs esprits de notre temps ressemblent au lararium d’Alexandre Sévère : on y trouve un peu de tout. Nous sommes faits de pièces et de morceaux, et les bariolages nous enchantent, les bigarrures nous délectent. Aussi prenons-nous un plaisir extrême au spectacle de haut goût, si délicieusement étrange, que nous offrent depuis quelques semaines le Champ de Mars et l’Esplanade des Invalides, où vivent dans un fraternel pêle-mêle des hommes de toute couleur, de toute religion, de tout poil, de toute langue, ramassés aux quatre coins du monde. Leurs agapes et leurs confusions sont présidées par une grande tour, auprès de qui la tour de Babel paraîtrait un jouet d’enfant.

Il fait bon vivre dans ce temps ; tout compté, tout rabattu, nous aurions tort d’en préférer un autre. Nos machines, ces infatigables travailleuses, qui ne font pas acception des personnes, nous ménagent sans cesse de nouvelles surprises, et procurent aux déshérités des plaisirs qui jusqu’ici ne semblaient réservés qu’aux heureux. Ce qui est plus précieux encore, nous devenons de jour en jour plus tolérans, et la tolérance est le premier des biens. La nôtre, qui est moins une vertu qu’une grâce et une douceur de l’esprit, consiste à comprendre qu’il y a une part de vérité dans les croyances qui nous sont le plus