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Cette préoccupation unique, elle est visible partout, et dans les circulaires que les ministres adressent à leurs fonctionnaires, pour les former à l’obéissance sous les ordres des préfets chargés de les conduire au combat, et dans ces discussions mêmes des chambres qui semblent n’avoir d’autre objet que de parler au pays qu’on sent ébranlé. On se perd en vaines démonstrations pour relever une influence en déclin et se refaire une attitude devant le suffrage universel. On se flatte encore de ressaisir ce pays désabusé et incertain, sans s’apercevoir qu’il échappe de toutes parts, qu’il est fatigué de vieux programmes et de vieilles tactiques de parti, qu’il n’aspire qu’à sortir d’une situation mise à mal. Que lui donnera-t-on pour le désarmer et le rallier ? Est-ce cette loi militaire pour laquelle on a récemment réclamé l’urgence au sénat et dont on se promet peut-être de faire un appât électoral ? Est-ce le budget que la chambre des députés discute, qui, en dépit de tous les euphémismes et de tous les optimismes, reste le monument de l’imprévoyance de dix années, le résumé des abus de la fortune de la France ? On verra bien ce qui en sera.

Étrange destinée que celle de cette loi militaire qui revient sans cesse pour n’aboutir jamais ! Depuis quelques années elle a passé par toutes les phases, par toutes les vicissitudes d’une discussion sans fin. Elle a fait quatre ou cinq fois déjà le voyage du Luxembourg au palais Bourbon, du palais Bourbon au Luxembourg. Le Sénat, il faut lui rendre cette justice, se fait un devoir de résister autant qu’il le peut à des entraînemens sans prévoyance, de rectifier, de corriger, d’atténuer, au moins dans les détails, une loi à la fois dangereuse et inutile. Malheureusement, ce qu’il fait, les députés se hâtent de le défaire ; puis le Sénat est obligé de recommencer son travail de révision, de rétablir ce qui a été supprimé, de supprimer ce qui a été rétabli par une obstination frivole. Il vient de se livrer une fois de plus à cette œuvre ingrate, destinée peut-être à rester vaine jusqu’au bout. Il a fait ce qu’il a pu, malgré l’opposition de quelques-uns des membres du gouvernement, de M. le président du conseil, de M. le ministre de l’intérieur, qui ont cru devoir intervenir pour défendre le bon plaisir de la chambre des députés. A parler franchement, où donc était la nécessité de cette loi disputée, remaniée, sur laquelle on n’est pas arrivé jusqu’ici à s’entendre ? La meilleure preuve qu’elle n’était point nécessaire, c’est qu’elle est encore à faire, au moins à terminer, puisqu’il faut qu’elle fasse un dernier voyage au palais Bourbon et surtout qu’elle en revienne. C’eût été, on le reconnaîtra, une étrange manière de procéder s’il y avait eu une nécessité pressante, avérée, si la défense nationale eût été réellement en péril, si la puissance militaire de notre pays eût dépendu de la loi nouvelle. La France, depuis cinq ou six ans, aurait eu plus d’une fois le temps de périr pendant qu’on discutait !

La vérité est que cette prétendue réforme n’avait rien de nécessaire,