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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/784

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la manière de Bentham ; il n’est pas non plus un être tout à la question de vivre, comme le conçoivent Darwin et Spencer : c’est un être qui contemple et qui admire. Essayons donc de perfectionner d’abord la doctrine de l’évolution en ce qui concerne la « genèse » du sens esthétique ; nous en tirerons ensuite les inductions légitimes sur l’avenir de la moralité et le rôle social de l’art ; enfin, nous nous demanderons si la morale esthétique est suffisante et si l’humanité pourra jamais consentir à dire, comme Platon dans le Philèbe : « L’essence du bien nous est échappée et est allée se fondre dans celle du beau. »


I

Le temps est loin où Platon expliquait le sens inné de la beauté par le souvenir d’une existence céleste, où nous aurions contemplé les types des êtres, leurs exemplaires immuables et divins. Selon la doctrine de l’évolution, cette existence antérieure, dont nous conservons en nous les traces, est celle de nos ancêtres terrestres, ce sentiment héréditaire du beau est le rajeunissement en nous des émotions que l’humanité a traversées, enfin la contemplation des types généraux se ramène à une série d’expériences individuelles à travers les siècles. L’école de Darwin a excellemment marqué les deux formes de sélection naturelle qui ont peu à peu développé chez les animaux le sens de la beauté et, qui plus est, réalisé dans leurs formes le beau lui-même. Pourquoi l’oiseau, par exemple, admire-t-il les belles couleurs du plumage dans son espèce, et comment l’espèce en est-elle venue à acquérir ces couleurs ? Pourquoi l’oiseau est-il sensible à la beauté des chants et comment est-il devenu chanteur ? La réponse est dans les deux sortes de sélection. En vertu de celle qui a lieu pour assurer la vie même, et qui aboutit à la survivance des êtres les mieux doués, deux sens ont acquis chez les animaux un développement supérieur et une délicatesse particulière : la vue et l’ouïe. Un insecte, un oiseau, un mammifère avait intérêt à remarquer par la vue les formes et les couleurs des objets propres à le nourrir dans la masse de feuillage relativement inutile qui couvrait la terre : la baie rouge ou la fleur dans la verdure, le ver blanc sur le sol brun, la chenille imitant par sa forme les lignes et les teintes de sa cachette. Il fallait aussi qu’il distinguât, à l’aide de l’ouïe, le bruit de la sauterelle, qui peut être sa proie, et le bourdonnement de l’abeille, qui est son ennemie, le chant du moineau inoffensif et le cri menaçant de l’épervier. C’était souvent une question de vie ou de mort : ceux qui n’ont pu la résoudre sont disparus avec leur race. Ainsi,