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contre eux, la police sait octroyer aux intéressés des délais indéfiniment renouvelables. L’application des lois varie suivant les époques et les régions. Tantôt la connivence intéressée de l’administration laisse le riche les tourner ; tantôt des circulaires ministérielles en enjoignent la stricte exécution. Sous le règne d’Alexandre III, après les troubles antisémitiques, des milliers de juifs ont été brusquement chassés de localités où l’on tolérait naguère leur présence ; ainsi à Kief, à Orel, à Moscou même. Ces expulsions, exécutées parfois avec une rudesse barbare, sans même accorder aux intéressés un délai de quelques mois, ont souvent frappé des familles autorisées par la loi à résider dans tout l’empire. En certains districts, le bannissement des juifs a eu pour motif, ou pour prétexte, des craintes religieuses. Parmi les cent et quelques sectes de Russie, il en est une dont les adhérons, appelés judaïsans ou sabbatistes (sonbbotniki), préfèrent le sabbat au dimanche, et l’ancienne loi à la nouvelle. Les instructions judiciaires dirigées contre ces hérétiques ont eu beau montrer que les juifs étaient d’ordinaire étrangers à la diffusion de cette hérésie, il n’en a pas moins suffi, en plus d’une contrée, de la découverte de communautés sabbatistes pour faire chasser tous les juifs du voisinage.

Dans l’étroite région où ils sont internés, les juifs jouissent-ils, au moins, des mêmes droits que les autres sujets du tsar ? Nullement. Ils sont privés de plusieurs droits essentiels. Ces provinces occidentales où ils sont contraints d’habiter, il leur est interdit d’y acheter des terres. Cette prohibition a été édictée ou rétablie en 1864. Quelques-uns avaient profité de l’émancipation des serfs pour se rendre acquéreurs de biens fonciers. On s’en émut et on leur défendit d’acquérir des immeubles ruraux. Beaucoup louaient des propriétés à long bail qu’ils exploitaient à leur compte ou sous-louaient à des paysans. Cette faculté leur a été enlevée, sous Alexandre III, par « le règlement provisoire » de 1882. Il leur est interdit d’affermer des terres, aussi bien que d’en acheter en dehors des villes. Ils ne peuvent pas plus être régisseurs que fermiers. On prétend que, dans leur passion pour le gain, les fermiers juifs épuisent le sol ; mais, à cet égard, les koulaki et les marchands de la Grande-Russie ne leur cèdent en rien. Certes, le juif ménagerait davantage le fonds, s’il en était propriétaire. Aujourd’hui, il peut prêter aux fermiers ou aux paysans, sans toutefois pouvoir prendre hypothèque, ce qui l’oblige à prêter à plus gros intérêts ; il peut acheter les récoltes, spéculer sur les blés, il n’a pas le droit de faire valoir. De par la loi, il ne peut être qu’un courtier. Et de fait, l’on sait que, dans ces campagnes de l’Ouest, toutes les transactions se font par les juifs.

Les juifs, dit-on, ne labourent pas le sol. En leur interdisant