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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/908

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Latins, Sémites, ont dit au monde tout ce qu’ils avaient à dire. Le dernier mot, la parole suprême sera prononcée par le Slave, par l’épais et grossier moujik dédaigné des civilisés. Et ce que sera cette parole, personne n’en sait rien ! La Russie sent qu’elle porte les destinées de l’humanité, mais elle ignore ce qui s’agite en elle. Ce qu’elle sait, c’est que les révolutions de l’Europe ont été de surface, qu’elles n’ont touché que les formes, l’extérieur des choses. L’ancienne société détruite, on a rebâti la nouvelle suivant un plan analogue, avec les vieux matériaux, presque sur les mêmes fondations. Mariage, famille, propriété, héritage, lois et morale, on a respecté les bases séculaires des vieilles sociétés. Cela, en vérité, ne valait guère la peine d’inventer la guillotine et de dater de l’ère de la liberté. La Révolution française n’a été qu’une translation de propriétés ; à quoi a-t-elle abouti ? A une aristocratie d’argent plus dure que l’autre, à une féodalité financière sans charges et sans entrailles. Sa triple devise n’a été, pour le peuple, qu’un leurre excitant ses besoins et ses appétits, sans rien pour les satisfaire. Sa liberté et son égalité ne sont que des abstractions : les hommes égaux en droit n’en ressentent que plus durement les inégalités de fait. Dans toute cette Europe renouvelée par la Révolution, les peuples attendent une rénovation nouvelle : et cette rénovation, cette rédemption de l’humanité souffrante, ne peut sortir des principes individualistes de la Révolution française. Aux aspirations des masses, elle ne peut donner une apparence de satisfaction qu’en reniant 1789. Depuis un siècle, elle tourne inutilement sur elle-même. Son principe est épuisé. Ce n’est ni la Raison ni les abstractions métaphysiques qui établiront le règne de la Justice, c’est le sentiment, l’instinct et l’amour. Des noires izbas de nos paysans illettrés sortira une révolution, autrement large et humaine que toutes les révolutions de vos assemblées de bourgeois. Au fond de notre peuple, dans notre mir de paysans, dans notre artel d’artisans, nous avons le germe vivant qui doit renouveler le monde. La liberté, l’égalité, la fraternité, le moujik, hier encore serf, et le cosaque de la steppe les entendent mieux que votre chambre des députés ou votre House of Commons. C’est eux qui, avec ou sans le tsar, feront passer l’Évangile dans la vie des nations, et feront de la terre, rassemblée autour de l’homme slave, une maison habitée en commun par des frères : — Messieurs, à la Révolution prochaine ! » Et levant son verre au-dessus de sa tête, le Russe le lança à terre et le brisa en morceaux.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.