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se présenter deux objections d’une valeur inégale, l’une d’ordre politique ou national, l’autre d’ordre économique. Au point de vue national, on peut craindre que les juifs, avec les rapides excédens de leur natalité, ne dénationalisent peu à peu les contrées qui leur seront ouvertes. Une pareille appréhension peut se comprendre dans un petit état tel que la Roumanie ; aux Roumains il est permis de redouter que leur nationalité renaissante ne soit submergée sous le flot d’étrangers débordant du dehors. De pareilles terreurs ne sont pas de mise dans la vaste Russie. D’un semblable colosse on ne fera jamais un Israël. Ce sont les juifs, au contraire, qui, en se disséminant sur la surface de l’empire, se laisseront dénationaliser. Plus mince et moins compacte sera la couche sémitique, plus il sera facile de la russifier.

L’objection économique est plus sérieuse. Ouvrir la Grande-Russie aux Israélites, c’est, dit-on, la livrer à l’accaparement des sémites. Le temps est loin où Pierre le Grand prétendait qu’un de ses marchands moscovites valait quatre juifs. Et, cependant, les kouptsy russes ont fait preuve de qualités mercantiles qui semblent les mettre, mieux que toute autre race, en état de lutter avec les israélites. Ils seraient assurément, pour les sémites, de plus redoutables rivaux que le Blanc ou le Petit-Russien. Une chose, en tout cas, semble hors de doute, c’est que, pour la Russie et pour le commerce russe, la concurrence serait le meilleur des stimulans. Elle seule lui saurait donner l’esprit d’initiative qui lui fait trop défaut et dont la rareté est une des causes de l’infériorité de la Russie vis-à-vis de l’autre colosse du monde moderne, l’Amérique.

La richesse publique y gagnerait assurément ; le peuple y perdrait-il ? L’ouvrier et le paysan en seraient-ils plus foulés par l’odieux capital ? Pour qui connaît les conditions de la vie russe, cela est bien invraisemblable. En fait d’exploitation de l’homme par l’homme, l’ouvrier de Russie n’a rien à perdre ; la petite industrie villageoise, en particulier, l’industrie buissonnière (kousternaïa), comme l’appellent les Russes, est l’exploitation organisée des ouvriers par les intermédiaires et les marchands accapareurs. Leurs exactions et leur mauvaise foi dépassent toute limite, affirme M. Rezobrazof. « Ce qui se passe dans certains centres industriels, tels que Pavlovo, le Sheffield russe, défie toute description. C’est un drame poignant qui se déroule tous les lundis, jours du marché. Les hommes ont l’air de bêtes féroces s’entre-dévorant[1]. » Là, au cœur de la Grande-Russie, loin des parasites juifs, les courtiers orthodoxes prélèvent,

  1. Vladimir Bezobrazof, Etudes sur l’économie nationale de la Russie, t. II, 2e partie, p. 173-174, cf. Ire partie, p. 262.