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serbes, qui s’étaient déjà plusieurs fois révoltés contre leurs maîtres, et qui avaient toujours été accablés par le nombre, profitèrent du mouvement général qui entraînait la Hongrie et l’Europe entière, pour tenter encore une fois de secouer le joug odieux. Des excès sanguinaires suivirent ce soulèvement, et, bientôt, la révolution s’étendait sur tout le pays. Tous les hommes capables de porter les armes se jetèrent dans les forêts, où se formèrent des bandes nombreuses, sous le commandement d’anciens soldats, et l’on vit, en peu de temps, la guerre de guérillas s’allumer dans toutes les vallées. On surprenait les manoirs, on maltraitait les seigneurs, souvent on les assassinait avec leurs fonctionnaires et leurs domestiques, et, quand on avait pillé, enlevé tout le mobilier, on se retirait après avoir mis le feu aux bâtimens dévastés.

Dès le début, le baron Ander avait éloigné sa femme, et l’avait mise en sûreté. Il allait partir, à son tour, quand les pillards se présentèrent au château. Il essaya de se sauver par le parc, mais en vain. Il fut découvert, ramené et traîné jusque dans sa cour. Là, tandis que la bande pillait les appartemens, les chefs se consultèrent pour savoir s’ils devaient clouer le baron à la porte d’une grange, ou seulement lui infliger une forte bastonnade.

Tout à coup, Théodora apparut au milieu d’eux.

— Que voulez-vous faire de cet homme ? demanda-t-elle.

— Nous voulons nous venger ! lui fut-il répondu. C’est encore un Magyaron, il faut qu’il meure !

— Eh bien ! livrez-le-moi ! s’écria-t-elle, il n’a fait à personne un si grand tort qu’à moi. Je saurai le punir comme il le mérite.

Les paysans du village, qui avaient embrassé la cause des insurgés et pris les armes, éclatèrent de rire sachant de quoi elle était capable.

— Oui, il faut le lui abandonner, s’écrièrent-ils ; la mort que nous lui donnerions serait plus douce que le sort qui l’attend avec Théodora.

— Prends-le donc, il est à toi ! décida le chef Gustavitch.

Théodora retira vivement une corde qu’elle avait autour des reins, et attacha au baron les bras derrière le dos. « Voilà ! murmura-t-elle ; maintenant, mon amour, nous allons pouvoir célébrer nos noces. » Puis, elle lui appliqua un vigoureux coup de poing dans le dos et le poussa devant elle en le frappant d’une baguette qu’elle venait de couper dans la haie voisine.

Muet, désespéré, Ander marchait, la tête basse. Il savait qu’il était perdu, que ni prières ni menaces ne lui serviraient de rien auprès de cette femme. Rien n’aurait pu l’attendrir, et pour le moment, les rebelles étaient maîtres du pays.