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que les jeunes gens reconnus impropres au service, ou faisant défaut, seraient remplacés par des jeunes gens de même culte. Cette solidarité confessionnelle a semblé insuffisante. Depuis 1886, les familles des réfractaires Israélites sont, en outre, condamnées à des amendes considérables. Pour la classe 1886, ces amendes ne montaient pas à moins de 1,200,000 roubles, soit 3 ou 4 millions de francs. Cet expédient semble n’avoir pas été inefficace ; en 1887, dans les provinces de Mohilef et de Minsk, la proportion des réfractaires israélites était tombée de 68 et 60 pour 100 à 5 et à 16 pour 100. Ce procédé n’en a pas moins le défaut d’être encore une mesure d’exception, appliquée uniquement aux juifs. Or ce n’est point par des lois d’exception que la Russie résoudra la question sémitique.

Le royaume de Pologne en fournirait une preuve. Une loi de 1862, alors que la Pologne avait encore une administration autonome, a assimilé les juifs aux autres habitans du pays. Les provinces de la Vistule n’ont pas eu à s’en repentir. De toutes les régions de l’empire, c’est celle où l’ancienne loi et la nouvelle font le moins mauvais ménage, où les rapports entre israélites et chrétiens sont le moins tendus. Les émeutes contre les juifs y ont été plus rares et, à Varsovie même, elles semblent avoir été provoquées par des étrangers. Les « Polonais du rit mosaïque » se sont montrés reconnaissans à leurs compatriotes catholiques de leur émancipation civile. Ils ont même, à certaines heures, témoigné d’une sorte de patriotisme polonais, d’autant plus méritoire qu’il s’adressait à une cause vaincue. Les Russes, qui accusent le juif d’être incapable de s’attacher à une patrie, se sont parfois plaints de cette tendance des israélites de la Vistule à sympathiser avec les Polonais. Que la Russie les traite en Russes, et les juifs de la Duna et du Dniepr deviendront peu à peu des Russes du rit mosaïque. À Pétersbourg, à Odessa, à Vilna même, beaucoup sont déjà russifiés. Une fois devenu l’égal du chrétien, le juif se rapprocherait d’autant plus volontiers des Russes qu’il a intérêt à se concilier les maîtres de l’empire, et la voix de l’intérêt est de celles qu’entend le sémite.

Le plus grand obstacle à l’assimilation des israélites, c’est, nous ne saurions trop le répéter, les lois d’exception. Cette barrière renversée, les autres s’abaisseraient peu à peu d’elles-mêmes. Ce n’est point qu’on doive, de longtemps, attendre la fusion des israélites et des chrétiens. La fusion, si elle est jamais complète, demandera des siècles. Les rivalités, les jalousies persisteront fatalement encore durant des générations, car il n’y a pas de procédé pour soustraire les états aux compétitions de races, de religions, de classes. Plus vaste est un empire, plus il y est exposé par ses dimensions mêmes.