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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/129

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THAÏS


Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds nus sur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :

— Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n’attends pas que je te chasse à coups de bâton.

— Mon frère, répondit l’abbé d’Antinoé, je ne te demande rien, sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.

L’esclave répliqua avec plus de colère :

— Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.

— Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s’il te plaît, ce que je te demande et dis à ton maître que je désire le voir.

— Hors d’ici, vil mendiant ! s’écria le portier furieux.

Et il leva son bâton sur le saint homme qui, mettant ses bras en croix contre sa poitrine, reçut sans s’émouvoir le coup en plein visage, puis répéta doucement :

— Fais ce que j’ai demandé, mon fils, je te prie.

Alors, le portier tout tremblant murmura :

— Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance ?

Et il courut avertir son maître.

Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les strigiles sur son corps. C’était un homme gracieux et souriant. Une expression de douce ironie était répandue sur son visage. A la vue du moine, il se leva et s’avança les bras ouverts :

— C’est toi, s’écria-t-il, Paphnuce, mon condisciple, mon ami, mon frère ! Oh ! je te reconnais, bien qu’à vrai dire tu te sois rendu plus semblable à une bête qu’à un homme. Embrasse-moi. Te souvient-il du temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la rhétorique et la philosophie ? On te trouvait déjà l’humeur sombre et sauvage, mais je t’aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions que tu voyais l’univers avec les yeux farouches d’un cheval, et qu’il n’était pas surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais un peu d’atticisme, mais ta libéralité n’avait pas de bornes. Tu ne tenais ni à ton argent ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bizarre, un esprit étrange, qui m’intéressait infiniment. Sois le bienvenu, mon cher Paphnuce, après dix ans d’absence. Tu as quitté le désert ; tu renonces aux superstitions chrétiennes, et tu renais à l’ancienne vie. Je marquerai ce jour d’un caillou blanc.

— Crobyle et Myrtale, ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,, parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.

Déjà elles apportaient en souriant l’aiguière, les fioles et le miroir de métal. Mais Paphnuce, d’un geste impérieux, les arrêta et tint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car elles étaient nues. Cependant Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et des breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.