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THAÏS

ne croyaient déjà plus à l’ancien ?.. Mais laissons cela. Tu n’es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois hypostases. Que puis-je faire pour toi, cher condisciple ?

— Une chose tout à fait bonne, répondit l’abbé d’Antinoé. Me prêter une tunique parfumée, semblable à celle que tu viens de revêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et une fiole d’huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. Il convient aussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô Nicias, ce que j’étais venu te demander, pour l’amour de Dieu et en souvenir de notre ancienne amitié,

Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique ; elle était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d’animaux. Les deux femmes la tenaient ouverte et elles en faisaient jouer habilement les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât le cilice dont il était couvert jusqu’aux pieds. Mais le moine ayant déclaré qu’on lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles passèrent la tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient belles, elles ne craignaient pas les hommes, bien qu’elles fussent esclaves. Elles se mirent à rire de la mine étrange qu’avait le moine ainsi paré. Crobyle l’appelait son cher satrape en lui présentant le miroir, et Myrtale lui tirait la barbe. Mais Paphnuce priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayant chaussé les sandales dorées et attaché la bourse à sa ceinture, il dit à Nicias, qui le regardait d’un œil égayé :

— O Nicias, il ne faut pas que les choses que tu vois soient un scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi de cette tunique, de cette bourse et de ces sandales.

— Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal, car je crois les hommes également incapables de mal faire et de bien faire. Le bien et le mal n’existent que dans l’opinion. Le sage n’a, pour raisons d’agir, que la coutume et l’usage. Je me conforme aux préjugés qui règnent à Alexandrie. C’est pourquoi je passe pour un honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.

Mais Paphnuce songea qu’il convenait d’avertir son hôte de son dessein :

— Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du théâtre ?

— Elle est belle, répondit Nicias, et il fut un temps où elle m’était chère. J’ai vendu pour elle un moulin et deux champs de blé et j’ai composé en son honneur trois livres de détestables élégies. Certes la beauté est ce qu’il y a de plus puissant au monde, et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous soucierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons