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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/195

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avec son labeur du matin et sa fête du soir, La réussite dépasse toutes les espérances. Notre peuple s’est pris de passion pour ce miroir où il se reconnaît si bien, il y court avec entrain, avec amour. Il éprouve là de naïves jouissances d’orgueil ; pour douze sous, pendant quelques minutes, le commis de boutique ressent les mouvemens altiers d’un Nabuchodonosor, et ses yeux goûtent des voluptés que ne connurent point les yeux d’Héliogabale. Des physiologistes judicieux voient avec inquiétude cette débauche quotidienne du sensorium parisien ; ils se demandent par quoi on remplacera l’enchantement de chaque soir et comment on réhabituera à l’ennui normal une foule grisée par ces sensations néroniennes. Il est certain que nos concitoyens sont soumis depuis quelques mois à un régime d’hypnotisations successives ; le ravissement magnétique est devenu leur état constant, avec une série d’objets stupéfians : la chromolithographie d’un militaire, la Tour, les fontaines lumineuses… Qu’inventerons-nous après cela ? Enfin, la difficulté des lendemains de fête n’est pas nouvelle, le proverbe l’atteste, et ce n’est pas un motif pour se priver de fêtes. Carpe diem, prends ce jour de joie, pauvre travailleur du faubourg ; tu l’as bien gagné, toi qui as fait ces merveilles avec ta peine.

Des prophètes chagrins ont un autre souci. Ce faste vaniteux et cette clameur de plaisir ramènent leur pensée aux menaces de l’Apocalypse. Sous la rumeur joyeuse de Babylone, ils entendent la trompette du sixième ange, celui qui déchaîne à l’orient, sur le grand fleuve, l’armée innombrable, les cuirassiers aux cuirasses d’hyacinthe et de soufre ; ils voient rompre les sceaux et sortir le cheval noir, avec le cavalier qui tient la balance et fait renchérir le pain. Sans remonter si loin, d’autres se remémorent l’ivresse pareille de 1867, la veillée folle du grand deuil ; ils nous rappellent que ces violens accès de joie présagent le plus souvent de sinistres renverses ; ils constatent que par-delà notre horizon illuminé de feux électriques, le ciel est noir partout, gros de nuages où s’amasse la foudre. Je n’y contredis point. Les signes donnent raison aux pessimistes ; il est fort possible que les temps soient proches et le réveil sérieux. Mais nous n’y pouvons rien. S’il faut se battre demain, il n’est guère dans notre tempérament de jeûner et de revêtir le ciliée avant d’aller se battre. Loin qu’elle hâte les catastrophes, l’Exposition devrait plutôt les conjurer, puisqu’elle est garante de notre humeur pacifique et laborieuse. Elle aura du moins ce bon effet de donner à notre pays plus de confiance en lui-même. Certes, il faut rabattre de ces bouffées d’orgueil qui nous montent à la tête ; il y a quelque danger dans l’infatuation qui nous gagne depuis deux mois, depuis que nous avons dressé notre