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ouverture ; il toisa l’historien national de son regard de paysan, défiant et lassé. — « Ah ! .. fit-il. Mais, monsieur, est-ce qu’on ne va pas élever une statue à M. Eiffel ? Ce serait bien à faire, d’élever une statue à M. Eiffel… » J’ai rapporté le mot, parce qu’il m’a paru caractéristique d’un état d’esprit.

Déconcertés par l’acclamation passionnée qui proclame la beauté de la Tour, ses adversaires cherchent une revanche et lui reprochent son inutilité. En quoi consiste l’utilité d’un monument ? Ce thème métaphysique nous entraînerait loin. La pyramide de Chéops a fort bonne renommée, on se pâme devant elle depuis quatre mille ans. A quoi sert-elle ? A recouvrir la vanité d’un cadavre de Pharaon. Nous jugerions sévèrement celui qui demanderait à quoi servent la colonne Vendôme et l’Arc-de-Triomphe ; ces chers joyaux ont leur raison d’être au plus profond de notre cœur. Je ne crois pas établir une comparaison sacrilège pour eux, si je dis que la science et l’industrie avaient, elles aussi, le droit légitime de glorifier leurs victoires par un monument triomphal. La Tour se défend par un double symbolisme, d’une signification considérable. Elle symbolise l’un des phénomènes les plus intéressans dans l’Exposition, la transformation des moyens architectoniques, la substitution du fer à la pierre, l’effort de ce métal pour chercher sa forme de beauté. L’étude de l’art nouveau qu’on voit poindre viendra à son heure, quand nous visiterons la galerie des machines ; mais la Tour est le témoin de son avènement. Elle symbolise en outre un autre caractère dominant de l’Exposition, la recherche de tout ce qui peut faciliter les communications, accélérer les échanges et la fusion des races. De l’aveu même de son inventeur, elle ne devait être à l’origine qu’une gigantesque pile de pont. Ayant mené à bien des travaux similaires, dans de moindres dimensions, l’ingénieur voulut s’assurer qu’on pourrait, le cas échéant, élever des piliers qui permettraient de franchir les précipices et les bras de mer. A le prendre dans sa véritable destination, ce colosse immobile est un engin de mouvement, un trait d’union entre les montagnes naturelles, la botte de sept lieues du Petit-Poucet. Je lui accorderais encore une utilité qui fera sourire les utilitaires. Chaque jour, des centaines de milliers d’hommes passent sous les arches et se hissent à leur sommet ; ils trouvent là une impression grandiose, un élargissement de l’esprit, à tout le moins une sensation de plaisir et d’allégement. Chaque gramme du fer qui compose cette masse est déjà payé par une bonne minute pour un être humain. N’est-ce pas là une utilité qui en vaut bien d’autres ?

Mes lecteurs n’attendent pas une description détaillée du corps de la Tour. A peu d’exceptions près, tous l’ont déjà gravie ou la