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devenu pour les Anglais une chère habitude, un besoin ; on faisait la grimace en avalant ce breuvage épicé, on ne laissait pas de le boire avec plaisir.

Cet homme avait le génie de la polémique ; personne ne sut si bien haïr, n’eut la dent si dure et plus de joie à se faire d’innombrables ennemis. On lui reprochait ses violences, ses ruses, ses monstrueuses ignorances, ses entêtemens de mulot, son outrecuidante vanité, « qui lui faisait considérer ce qu’il appelait son bon sens pratique comme le suprême régulateur de toutes choses sur la terre et dans les cieux. » Henri Heine, qui avait eu l’occasion de le voir, n’avait pu oublier « son rouge visage injurieux et son rire radical. » Mais il convenait que cet énergumène était parfois singulièrement éloquent. « C’est un chien à la chaîne, disait-il, se jetant avec une égale fureur sur tout passant qu’il ne connaît pas, mordant souvent aux mollets le meilleur ami de la maison, et qui, toujours aboyant, n’est plus écouté quand il lui arrive de hurler après un véritable voleur. .. Vieux Cobbett ! chien d’Angleterre ! ajoutait-il, je ne t’aime pas, car toute nature vulgaire m’est antipathique ; mais je te plains du plus profond de mon âme quand je vois que tu ne peux t’arracher à ta chaîne et atteindre ces audacieux larrons qui se raillent de tes hurlemens impuissans. »

Morte la bête, mort le venin. Quand ce terrible batailleur ne fut plus de ce monde, ses ennemis eux-mêmes célébrèrent son mérite et chantèrent ses louanges. Ils reconnurent que William Cobbett, si désagréables que fussent ses défauts, avait toujours été sincère, que son éloquence coulait de source, qu’il y mettait son âme, qu’il avait toujours haï la tyrannie et toujours pris à cœur la grandeur et la prospérité de son pays, que depuis les jours de Swift, aucun pamphlétaire n’avait eu tant de limpidité et tant de verdeur dans le style, que cet homme insupportable était quelqu’un. Mais si du fond de sa tombe il avait pu entendre ce qu’on disait de lui, quelques éloges qu’on lui prodiguât, il les eût jugés insuffisans, tant il avait une haute idée de son génie et de sa vertu !

Nous connaissons tous des gens infiniment contens d’eux-mêmes ; mais l’homme le plus content de lui-même qui ait jamais existé, c’est sûrement Cobbett. Quand on le voyait passer, vêtu de son habit aux larges basques, de son pantalon de Casimir, et les mains dans ses poches, on pouvait dire : « J’ai vu passer l’orgueil, et j’ai été témoin de la joie qu’il éprouvait à contempler son ombre s’arrondissant au soleil. » Ce n’est pas lui qui aurait dit, comme l’auteur inconnu de l’Imitation : « Fils du néant, apprends à briser ta volonté ! Poussière, apprends à t’humilier. » Il se regardait très sincèrement comme le premier des hommes, comme un Anglais infaillible autant qu’irréprochable. Il était fermement convaincu que tout ce qu’avait fait Cobbett était bon, que tout ce