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aient fait une plus grande fortune que celle de la bonté de la nature. Mais aujourd’hui, mieux informés que nous sommes, il serait temps enfin de rompre avec ce paradoxe ; et, si tout ce qui s’enveloppe sous le nom de civilisation est proprement une conquête de l’homme sur la nature, il serait temps de comprendre que retourner à la nature, ce serait retourner à l’animalité : En voyez-vous la nécessité ? c’est-à-dire ne trouvez-vous pas qu’il y ait encore assez dans nos veines du sang de ce gorille dont on veut que nous soyons descendus ? Mais heureusement que tout en nous s’y oppose et nous l’interdit. Vivre dans le présent comme s’il n’existait pas. c’est-à-dire comme s’il n’était que la continuation du passé et la préparation de l’avenir, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Par la justice et par la pitié, compenser ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore subsister d’inégalité parmi les hommes, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher, resserrer au contraire les liens du mariage et de la famille, sans lesquels il n’est pas plus possible à la société de vivre qu’à la vie même de s’organiser sans la cellule, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Sans essayer de détruire les passions, leur apprendre à se modérer, et au besoin les y obliger, voilà ce qui est humain ; — et il n’y a rien de moins naturel. Et sur les ruines enfin du culte superstitieux et lâche de la force, établir, si nous le pouvons, la souveraineté de la justice, voilà toujours ce qui est humain ; — et, plus que jamais, voilà ce qui n’est pas naturel.

Que l’on ne vienne donc plus nous parler de ce que l’on appelle avec emphase les droits du transcendantalisme, et les titres imprescriptibles de la « vérité. » Car de quelle « vérité » s’agit-il ? et de qui se moque-t-on ici ? La « vérité, » c’est d’être hommes, d’abord ; et si nous ne le sommes qu’autant que nous nous distinguons de l’animal, qu’est-ce que les lois de la « nature, » la « concurrence vitale » ou la « sélection naturelle » ont de commun avec nous ? Sont-ce des lois seulement ? Savons-nous si demain peut-être elles n’auront pas rejoint dans les profondeurs de l’oubli les « tourbillons » du cartésianisme, ou les « quiddités » de la scolastique ? Et, alors même qu’elles seraient démontrées vraies de tout ce qui nous entoure, qui répondra que leur efforts ne vienne pas expirer au seuil de l’institution sociale, puisque celle-ci périrait de leur triomphe, et que sa raison d’être, sa cause première et sa cause finale, est de nous en affranchir et de leur résister ? Si la loi du déterminisme était universelle, la société ne subsisterait pas ; elle se désagrégerait, les morceaux même ne s’en pourraient rejoindre, pas plus que la vie ne saurait renaître dans un organisme où les forces physico-chimiques ont recouvré leur empire sur le pouvoir mystérieux qui les tenait en échec ? N’est-ce pas une preuve que, si le