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jusqu’à mettre délibérément en doute une situation consacrée par des traités. Les prétentions de l’Allemagne ne tendraient à rien moins qu’à profiter du vulgaire incident Wohlgemuth pour supprimer d’abord le droit d’asile, pour mettre en tutelle la souveraineté suisse et finir par dénoncer une neutralité gênante. C’est la marche et la moralité de ce conflit. Or ici s’élèverait aussitôt une question aussi grave que délicate : cette neutralité devenue un principe invariable de droit international depuis 1815, toujours respectée jusqu’ici, elle a été reconnue, sanctionnée et acceptée dans l’intérêt de la Suisse si l’on veut, mais aussi dans l’intérêt des puissances qui l’ont garantie, de l’Europe tout entière. Ce que toutes les puissances ont fait d’un commun accord, une seule peut-elle le détruire par une fantaisie ou une tactique de prépotence ? Elle le peut sans doute si elle a la force ; mais alors c’est un fait avéré encore une fois, éclatant comme la lumière du jour, il n’y a plus de droit ! Les autres états savent à quoi s’en tenir, la Suisse elle-même est avertie qu’elle n’a plus qu’à pourvoir à sa sûreté. Au fond, qu’a voulu, que peut vouloir encore l’homme tout-puissant et redoutable qui tient dans ses mains tous les fils des affaires de l’Allemagne et même des affaires de l’Europe ? Rien ne prouve, si l’on veut, qu’il ait dès ce moment l’intention de pousser jusqu’au bout ses démonstrations, d’exécuter ses menaces à l’égard de la Suisse. Il est malheureusement assez vraisemblable cependant que, s’il a cru devoir parler et même parler haut, s’il a soulevé cette question de la neutralité de la Suisse, au risque de désavouer ce qu’il a dit lui-même en 1870, ce n’est pas sans quelque calcul, sans l’arrière-pensée de préparer, de justifier d’avance ce qui pourrait arriver un jour ou l’autre. Il a dévoilé une fois de plus le secret d’une politique qui ne connaît ni obstacles ni résistances, qui, sous prétexte de la paix, s’efforce d’étendre de toutes parts un réseau de domination, de compromettre le plus de monde possible pour sa cause. C’est précisément la faiblesse et le danger d’une situation où l’on sent qu’il n’y a rien d’assuré, que tout peut arriver, parce que tout dépend d’une volonté qui subordonne les alliances, les droits, les relations de commerce à un intérêt unique de prépondérance.

Aussi bien, le sentiment de ce qu’il y a de factice et de redoutable dans cette politique commence peut-être à se manifester de plus d’un côté et sous plus d’une forme. L’Autriche, engagée la première dans la triple alliance, s’est livrée tout entière et ne marchande pas les témoignages de cordialité à l’Allemagne ; il n’est point impossible, cependant, qu’elle ne sente par instant le poids du joug qu’elle subit et qu’elle n’ait parfois quelque doute sur l’efficacité de l’appui qu’elle pourrait rencontrer dans un conflit avec la Russie. La triple alliance a certes un champion intrépide et résolu dans M. Crispi, à Rome : c’est la politique officielle du Quirinal. Bien des Italiens pourtant commencent à réfléchir et n’en sont plus à cacher leurs doutes. Il