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en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile architecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. Au milieu du jardin s’élevait la grotte des Nymphes, qui devait son nom à trois grandes figures de femmes en cires colorées, qu’on rencontrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtemens pour prendre un bain. Inquiètes, elles tournaient la tête, craignant d’être vues, et elles semblaient vivantes. La lumière ne parvenait dans cette retraite qu’à travers de minces nappes d’eau qui l’adoucissaient et l’irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des tableaux votifs dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il s’y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques revêtus de vives couleurs ; des peintures représentant ou des scènes de théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabuleux. Au milieu, se dressait sur une stèle un petit Éros d’ivoire d’un antique et merveilleux travail. C’était un don de Nicias. Une chèvre de marbre noir se tenait dans une excavation, et l’on voyait briller ses yeux d’agate. Six chevreaux d’albâtre se pressaient autour de ses mamelles ; mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tête camuse, elle semblait impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était couvert de tapis de Byzance, d’oreillers brodés par les hommes jaunes de Cathay et de peaux de lions libyques. Des cassolettes d’or y fumaient imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands vases d’onyx, s’élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans l’ombre et dans la pourpre, luisaient des clous d’or sur l’écaille d’une tortue géante de l’Inde, qui, renversée, servait de lit à la comédienne. C’est là que chaque jour, au murmure des eaux, parmi les parfums et les fleurs, Thaïs mollement couchée attendait l’heure du souper en conversant avec ses amis ou en songeant seule, soit aux artifices du théâtre, soit à la fuite des heures.

Or, ce jour-là, elle se reposait, après les jeux, dans la grotte des Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de sa beauté, et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin des cheveux blancs et des rides. En vain elle cherchait à se rassurer, se disant qu’il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de brûler certaines herbes en prononçant des formules magiques. Une voix impitoyable lui criait : « Tu vieilliras. Thaïs, tu vieilliras. » Et la sueur de l’épouvante lui glaçait le front. Puis, se regardant de nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se trouvait belle encore et digne d’être aimée. Se souriant à elle-même, elle murmurait : « Il n’y a pas dans Alexandrie une seule femme qui puisse lutter avec moi pour la souplesse de la taille, la grâce des mouvemens et la magnificence des bras, et les bras, ô mon miroir, ce sont les vraies chaînes de l’amour ! »