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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/364

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l’air aujourd’hui si léger et si pur et soudain son âme en fut tant désolée qu’une rosée amère jaillit de ses yeux.

— Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tête. Mais nous ne laisserons pas derrière nous les instrumens, les témoins, les complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie ? Veux-tu qu’animés par les démons, emportés par l’esprit maudit qui est en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque dans le désert ? Il n’est que trop vrai qu’on voit des tables de scandale, des sièges infâmes servir d’organes aux diables, agir, parler, frapper le sol et traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte ! Hâte-toi, Thaïs : et tandis que la ville est encore endormie, ordonne à tes esclaves de dresser au milieu de cette place un bûcher sur lequel nous brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses abominables.

Thaïs y consentit :

— Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les objets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains meubles parlent soit en frappant des coups à intervalles réguliers, soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela n’est rien encore. N’as-tu pas remarqué, mon père, en entrant dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et prête à se baigner ? Un jour, j’ai vu de mes yeux cette statue tourner la tête comme une personne vivante et reprendre aussitôt son attitude ordinaire. J’en ai été glacée d’épouvante. Nicias, à qui j’ai conté ce prodige, s’est moqué de moi ; pourtant il y a quelque magie en cette statue, car elle inspira de violons désirs à un certain Dalmate que ma beauté laissait insensible. Il est certain que j’ai vécu parmi des choses enchantées et que j’étais exposée aux plus grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l’embrassement d’une statue d’airain. Pourtant, il est regrettable de détruire des ouvrages précieux, faits avec une rare industrie, et si l’on brûle mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Mais, que te dirai-je ? toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon père.

En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu’à la petite porte où tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et, l’ayant fait ouvrir, elle dit au portier d’appeler tous les esclaves de la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune, et tous quatre étaient borgnes. C’avait été pour Thaïs un grand travail et un grand amusement de réunir ces quatre esclaves de même race et atteints de la même infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la