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tenir d’ailleurs dans la désignation des éligibles à une classe spéciale d’acteurs, à ceux qui, aux termes des statuts, représentaient « l’art de la déclamation ? » Puisqu’on admettait des acteurs comiques ou des tragédiens à siéger auprès des auteurs dramatiques, il aurait fallu, en vertu du même principe, que des chanteurs eussent leur place à côté des compositeurs de musique et qu’Elleviou par exemple pût devenir un jour le confrère de Méhul, comme Molé l’était déjà de Collin d’Harleville.

Au reste, quels qu’eussent été sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI le crédit extérieur et les laveurs accordés jusque dans les plus hautes régions de la cour à des acteurs, la profession que ceux-ci exerçaient n’en était pas moins restée en dehors des conditions ordinaires de la vie sociale et, même aux yeux des patrons les plus accommodans en apparence, en dehors des garanties ou des lois protectrices des autres citoyens. Des gentilshommes de la chambre du roi, tels que le maréchal de Richelieu ou le duc d’Aumont, pouvaient bien à l’occasion admettre dans leur familiarité des « marquis » ou des « valets » de la Comédie française ; mais ils ne se faisaient pas faute, dans un moment de mauvaise humeur, d’envoyer sans plus de façons leurs clients au For-l’Évéque, comme ils étaient les premiers sans doute à trouver tout naturel que, dans un procès qui l’intéressait, Lekain ne fut pas reçu à témoigner en justice. Il pouvait arriver aussi que quelques grandes dames s’abandonnassent publiquement à leur passion pour des acteurs et que deux d’entre elles poussassent un jour l’effronterie jusqu’à se disputer dans un duel le cœur de Chassé, de l’Opéra ; mais aucune de ces pécheresses aurait-elle, en cas de veuvage, consenti à racheter par un mariage la faute commise et à prendre le nom de celui qui en avait été le complice ?

La contradiction était donc flagrante entre la bienveillance excessive avec laquelle des acteurs se voyaient accueillis dans les salons ou dans les boudoirs et, — sans parler des rigueurs canoniques, — l’indignité légale, l’espèce d’infamie civile qui s’attachait à leur état. Toutefois, affaire de mode ou non, engouement involontaire ou bravade, la partialité des gens de cour pour la personne des gens de théâtre s’était dans tout le cours du XVIIIe siècle manifestée avec assez d’éclat pour que la vanité de ceux qui en étaient l’objet y trouvât largement son compte. Aussi se donnait-elle carrière sans mesure ni scrupule d’aucune sorte. Tenus, il est vrai, à l’écart par la bourgeoisie qui, comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau, « craignait de fréquenter ces mêmes hommes qu’on voyait tous les jours, à la table des grands, » les acteurs se vengeaient de cette exclusion par l’impertinence de leurs dédains pour « les petites