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rien écrit depuis quelque temps : le sonnet ci-contre m’a fait du bien ; j’en ai mieux dormi la nuit dernière. Pourtant, ce matin, je n’en vaux guère mieux… Je vais me mettre immédiatement à mon Endymion, que j’espère avoir un peu avancé avant votre arrivée… Toute sa correspondance est de ce ton ; on sent un homme que son art a pris entièrement. Pendant ces années de début, ç’a été la grande, l’unique affaire de sa vie que son Endymion. La poésie a été comme une fièvre continue qui ne l’a quitté qu’avec la vie.

C’est ainsi, encouragé et soutenu avec un touchant dévoûment par ses deux frères, qu’il passa l’année 1817 et la première moitié de 1818, travaillant sans relâche, variant les milieux, allant s’établir successivement, après avoir quitté Wight, à Margate et à Canterbury, à Hampstead et à Oxford, à Durford Bridge et à Teignmouth, dans le Devonshire. Je renvoie à la correspondance et au livre de M. Colvin le lecteur curieux de détails sur ces divers séjours de Keats. Il y a, notamment, des lettres charmantes datées d’Oxford, « la plus belle ville du monde, sans aucun doute. » Il y écrivait le troisième livre de son poème, auprès d’un jeune homme nommé Bailey qui devint l’un de ses meilleurs amis. Ce furent quelques semaines d’enivrement, que les deux amis passaient à écrire pendant la matinée, à errer en bateau sur l’Isis dans l’après-midi, à divaguer sur tout et à propos de tout le reste du temps, avec une verve comique et humoristique qui est l’un des traits saillans de l’esprit de Keats. En même temps qu’il se lie avec Bailey, il se crée des relations nouvelles dans le monde littéraire, remplit pendant quelques semaines le rôle de critique dramatique dans un journal de Londres, fréquente Lamb, Wordsworth et Hazlitt, conférencier brillant, alors très applaudi, et très admiré de. Keats, dans ses leçons sur la poésie anglaise. En dépit des embarras d’argent, des brouilles passagères avec ses anus, du départ de son frère George, qui va tenter la fortune en Amérique, il prépare son poème pour la presse et le publie enfin au printemps de 1818.

Keats n’était pas content de son œuvre : avant même qu’elle fût terminée, il écrivait à un ami : « J’ai très médiocre opinion de mon poème, et le reprendrais d’un bout à l’autre si je n’étais fatigué du sujet, et si je ne pensais mieux employer mon temps en écrivant une nouvelle fiction que j’ai en vue pour l’été prochain. Rome n’a pas été bâtie en un jour, et tout le bien que j’attends de mon travail de cet été est le fruit de l’expérience que j’espère recueillir dans mon prochain poème. » Mais ce qu’il n’éprouvait aucune peine à se dire à lui-même et à quelques amis qu’il regardait comme ses juges naturels, il lui en coûtait infiniment de le dire au public : non par vanité, mais parce qu’il estimait sincèrement que la