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à jouir, à souffrir. Il a l’imagination vive et sensuelle. Un jour, pour mieux apprécier, comme il dit, « la délicieuse fraîcheur du vin de Bordeaux dans toute sa gloire, » il se couvre la gorge et la langue de poivre de Cayenne. Une autre fois, il se donne la joie d’écrire des vers en tenant un fruit dans sa bouche. L’excitation des sens lui est un moyen d’activer la faculté poétique. « Qu’on me donne des livres, des fruits, du vin de France, un beau temps, et un peu de musique dans la campagne, jouée par un musicien inconnu,.. et je suis homme à passer tout l’été tranquillement, sans me soucier beaucoup du gros roi de France, de notre gros régent ou du duc de Wellington. « Il y a longtemps qu’on l’a remarqué : Keats est plein de vers savoureux, de ces vers qui font, si l’on peut dire, venir l’eau à la bouche. Personne n’a décrit mieux que lui, avec un soin et une prédilection plus marqués, les impressions du goût et du toucher. Personne n’a eu un vocabulaire plus luxueux pour tout ce qui est des sens. Il abonde en mots rares et cherchés pour décrire les odeurs, les sons, les couleurs. Beaucoup de ses courtes pièces ne sont faites que de sensations, notées dans une langue singulièrement précise et riche. L’idée ne lui venait pas qu’une sensation est chose moins relevée qu’un sentiment ou une idée : il avait devant de belles formes, de beaux sons, de belles couleurs, ce tressaillement de l’artiste dont l’âme est comme envahie d’un coup et qui ne songe ni à régler ses impressions ni à le raisonner. Même l’extase a toujours chez lui quelque chose de la pâmoison, et dans ceux de ses poèmes qui semblent, à première vue, les plus éloignés de toute réalité, souvent une impression sensuelle vient rompre brusquement la trame éthérée des rêves. Dans l’Ode fameuse au rossignol, c’est ce cri involontaire : « Oh ! qui me donnera une gorgée d’un vin longtemps refroidi dans la terre profonde, d’un vin qui sente Flora et la campagne verte, la danse, et les chansons provençales, et la joie. ensoleillée ? Oh ! qui me donnera une coupe pleine du chaud Midi ! »

De pareilles impressions, quand elles s’emparent de lui, l’absorbent entièrement. Tous les témoignages de ses amis s’accordent à le représenter comme le plus sensible, et, si je puis dire, le plus frémissant des hommes. Devant un beau paysage, devant un rayon de soleil ou de lune, il n’était plus son maître. Lui, si calme, si rassis dans la conversation, devenait, dans la campagne, semblable à un homme ivre. Haydon nous dit que le bourdonnement d’une abeille, la vue d’une fleur, le miroitement du soleil faisait trembler tout son être : ses yeux brillaient, sa joue s’échauffait, ses lèvres frissonnaient. Il nous a décrit lui-même, dans un beau sonnet, la joie qu’il trouvait à quitter la ville, à s’élancer librement dans la