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Mais ou se tromperait Tort si l’on cherchait l’écho de pareilles souffrances dans ses vers. Outre un orgueil naturel qui lui interdisait des épanchemens de ce genre et qui lui a fait cacher même à ses meilleurs amis un amour qui l’a tué, il croyait, au moment où il écrivait Endymion, que la muse ne doit jamais être la confidente des douleurs du poète. La poésie n’était, à ses yeux, qu’une suite de riches et somptueuses tapisseries, brodées sur le canevas des impressions journalières. A aucun prix, l’homme ne doit transparaître sous le poète. Que m’importe, à moi lecteur, d’où vous sont venus vos imaginations et vos rêves ? Que m’importent les larmes et les abattemens dont vous avez payé le droit de m’éblouir par des formes belles et des vers sonores ? La poésie n’a pas pour rôle d’émouvoir par la peinture de nos souffrances et de nos joies communes. Elle est une création de scènes idéales et de personnages imaginaires, auxquels on n’a le droit de demander qu’une chose, qui est de donner l’impression de la beauté. L’homme, le moins capable d’avoir écrit Childe Harold, c’est Keats. Celui de tous les poètes anglais qui fait le plus songer à l’auteur de la Reine des fées c’est l’auteur d’Endymion.

Spenser et les poètes lyriques contemporains de Shakspeare ont été les inspirateurs des premiers poèmes de 1817. Le moyen âge et la chevalerie ; un monde idéal où la vie serait toujours bonne ; la joie qu’éveille en nous le spectacle de la nature ; l’amitié enfin, — tels sont les thèmes que Keats développe, non sans éclat, mais aussi non sans monotonie. Si quelques pages doivent rester de ce premier recueil, ce sont quelques vives et fraîches descriptions : déjà le poète s’engage dans la voie qui sera définitivement la sienne. Mais la meilleure preuve qu’il talonne encore, ce sont des retours de déclamation et de rhétorique. Se figure-t-on l’auteur d’Hypérion écrivant : « Je serais un monstre, un lâche, si je sourcillais en exprimant ce que j’ai osé penser ! Ah ! que plutôt je roule comme un fou par-dessus quelque abîme ; que le chaud soleil fonde mes ailes dédaliennes, et me précipite, convulsé et la tête en avant ! » Rien ne ressemble moins à Keats que ce jeune romantique qui montre le poing aux étoiles. Si l’on ajoute à cela, des vulgarités, du mauvais goût à la Leigh Hunt ; une allure négligée du vers ; enfin une incohérence singulière dans les images, on aura un aperçu des défauts du livre. Les qualités en sont celles qu’il va développer dans Endymion : la splendeur des visions ; un style cherché, mais éclatant et sonore ; euiin et surtout, le pouvoir de personnifier des forces naturelles ou les sentimens de l’homme en des créatures idéales, mi-divines et mi-humaines, semblables à l’Adonis ou à la Psyché des poètes antiques.