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cette voix, mon Porphyro ! ces regards immortels et ces plaintes si chères ?… » « Madeleine ! douce rêveuse ! charmante fiancée ! Dis, puis-je être à présent ton vassal béni ?.. Oh ! châsse d’argent, ici je prendrai mon repos, après tant d’heures de labeur et d’attente, pèlerin affamé que sauve un miracle. » Ils s’enfuient, « comme des fantômes », dans l’ombre.

Le sujet, on le voit, est peu de chose par lui-même ; c’est la forme qui en fait le prix, comme elle fait celui de toute poésie, descriptive et colorée, du Romancero de Heine aux poèmes de M. Leconte de Lisle ; ou plutôt, le fond et la forme se tiennent de si près que l’une ne va pas sans l’autre ; on ne sait laquelle est née d’abord, et il semble que du seul agencement des mots, à mesure que le poète écrivait, ont dû naître de nouvelles et subtiles impressions. Chacun de ces vers veut être pesé et savouré à part. Chacun est comme chargé de couleurs et d’éclat. C’est un art nouveau, qui fait du poète l’émule du mosaïste, de l’émailleur, du verrier. De fait, il serait curieux de montrer comment c’est de Keats que date cette confusion des arts plastiques et de la poésie, qui a caractérisé depuis tant d’écrivains en vers, notamment les préraphaélites. Chez les uns la poésie est devenue mosaïque ; chez les autres, aquarelle ; chez d’autres enfin, sculpture (sans compter ceux qui en font une forme de la musique). Ils semblent que les différens arts se soient pénétrés et confondus. La pensée n’existe plus par elle-même ; elle est sensation, image, son ou parfum. « Une idée soudaine, dira Keats, lui vint comme une rose épanouie. » Porphyro, étonné, contemple la vieille servante « comme un bambin embarrassé regarde une vieille sorcière, qui tient fermé un merveilleux livre d’énigmes, tandis que, ses lunettes sur le nez, elle est assise au coin de la cheminée. » Tout devient prétexte à imagerie et à enluminures. Tout prend forme, corps et couleur. Tantôt c’est un art soigneux et menu, comme dans une peinture de Van Eyck ; tantôt c’est une peinture voilée, vague et fondue, comme dans les toiles de Turner. Mais toujours c’est une émulation de la langue et du pinceau, heureuse dans Keats, maladroite dans la plupart de ceux (et ils sont nombreux) qui l’ont imité. La Veille de la Sainte-Agnès reste une œuvre unique par la nouveauté et le brillant des images ; unique aussi — et c’est dans ce contraste qu’en est le charme principal — par je ne sais quoi de vague et d’incomplet dans l’impression générale, qui laisse dans l’âme comme une plainte, et qui fait songer à ce vers énigmatique de l’Ode à une urne grecque.

Heard melodies are sweet, but those unheard
Are sweeter.