Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/452

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fuit dans la claire perspective de la travée principale ; les nuances heurtées se fondent, le fer se dore, et l’on n’a plus d’objections contre ce dôme, à l’heure où il devient le foyer central de la féerie. A l’arrière-plan, la haute croupe du palais des machines barre l’horizon ; son vitrage tamise une clarté diffuse ; entre les arceaux et sous les cintres, on voit tourner les soleils des phares et trembler leurs faisceaux ; l’énorme bâche semble la grande serre des régions planétaires, où le jardinier élève de petits astres pour les semer dans le ciel de nuit. Les projecteurs lancent leurs éclairs, épandus en pluie de poussière bleuâtre ou ramassés en pinceaux aigus ; ces rayons perdus errent et palpitent avec de rapides évolutions, inquiets de l’étoile qui les a oubliés dans l’espace. Le gaz, ce condamné, agite sur son pavillon des panaches de flamme, défiant la lumière nouvelle ; ses rampes s’étagent aux flancs de la Tour. Elle s’embrase au-dessus de tous les feux ; et le peuple affolé, qui reflue sous les arches incendiées, se demande si les cyclopes veulent remettre à la forge, d’un seul bloc, la charpente chauffée soudain au rouge vif.

Ce peuple cherche plus et mieux, la fête suprême des yeux qu’il vient demander chaque soir aux fontaines. Voyez-les, ces milliers d’extatiques, attendant depuis de longues heures, en rangs pressés, autour des bassins. Le trafiquant levantin, le soldat arabe dont on aperçoit çà et là le burnous blanc dans un groupe, doivent se croire reportés aux joies paisibles de leur pays. Car c’est encore un retour aux instincts des Orientaux, ces grands amoureux de l’eau. Le commerçant de la rue Saint-Denis, après avoir fermé son livre de caisse, reprend les habitudes du vieux Turc, de ce contemplatif qui peut veiller toute une nuit, accroupi devant la vasque éclairée par un lampion, comptant les gouttes de la source où s’égrène son rêve ; et les Parisiens, assis autour de leurs fontaines, rappellent à s’y méprendre les populations du Bosphore un jour de fête ; quand elles se rangent tout entières sur la ligne des quais et s’y incrustent, les jambes pendantes au fil de l’eau, pour s’abîmer jusqu’au soir dans les voluptés que leur apportent le miroitement et le clapotis des Ilots ensoleillés. — Un cri monte de la ioule : les gerbes ont jailli, illuminées par le feu invisible, mariant dans leurs combinaisons changeantes toutes les nuances du prisme, nouant les échappes de l’arc-en-ciel qui se déchirent en l’air et retombent pulvérisées, cascades de gemmes et de diamans. Les premiers jours, des trépignemens et des bravos saluaient chaque métamorphose ; on était encore en France. Peu à peu, le silence s’est imposé, l’hypnotisme opère ses effets, les habitués se refont, comme il convient ici, l’âme placide du parfait fakir.