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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/473

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REVUE. — CHRONIQUE.

c’est M. le garde des sceaux Thévenet qui est mis en cause pour ses relations, pour ses procédés, et qui, à une mauvaise affaire, ajoute une mauvaise défense. Un autre jour, c’est M. le ministre des finances qui se trouve sur la sellette, qui est mis en suspicion pour sa parenté et pour les trafics de cette parenté. Aujourd’hui, c’est M. le ministre de l’intérieur Constans qui est incriminé et compromis par des divulgations sur son gouvernement de l’Indo-Chine. Il ne s’agit nullement, bien entendu, de savoir ce qu’il y a de vrai ou de faux, de hasardé ou de possible dans ces accusations qui courent le monde, qui retentissent jusque dans les chambres : mais, assurément, un des signes les plus curieux du trouble des idées, de la dépression du sens moral, c’est ce qui s’est passé l’autre jour dans cette séance où M. le ministre Thévenet a cru pouvoir se servir, pour sa défense, d’une lettre écrite par un spéculateur véreux, qui a pris 3 ou 4 millions à de malheureuses dupes et qui a été condamné. Ainsi, un garde des sceaux a trouvé tout simple de porter à la tribune, en plein parlement, le témoignage d’un condamné pour vol racontant d’un ton leste les tentations auxquelles il aurait été exposé, les promesses qui lui auraient été faites par les adversaires de la république s’il voulait faire des confidences sur les personnages du jour ! Voilà l’atmosphère où l’on vit !

Que ces tristes mœurs soient la plaie de la vie publique, rien n’est plus certain ; mais lorsque les républicains, qui sont maintenant les premières victimes de l’épidémie accusatrice, se plaignent avec amertume, ils ne s’aperçoivent pas que tout ce qui arrive est le fruit de leur politique, de l’imprévoyance avec laquelle ils ont abusé de tout, affaibli tous les ressorts moraux, tous les freins de légalité. Ils voient où cela conduit. Ils sont submergés eux-mêmes aujourd’hui dans le torrent des injures et des accusations ; ils sont réduits à se défendre par des coups de parti, par des « mesures administratives, « par des menaces de répression sommaire. Comment sortira-t-on de là ? Un ancien ministre, M. Goblet, dans un discours qu’il a prononcé l’autre jour à Lille, a découvert pour suprême nouveauté que tout le mal venait de la constitution, de l’absence d’une majorité dans la Chambre, de l’antagonisme des deux assemblées, en d’autres termes du Sénat. La belle découverte ! Et quand la constitution serait révisée, quand le Sénat serait annulé quand il y aurait une majorité dans la Chambre, qu’en serait-il de plus ou de moins ? Les mécontentemens qui se sont accumulés seraient-ils apaisés ? Les intérêts, les sentimens que la politique de dix ans a froissés seraient-ils désarmés ? L’atmosphère en serait-elle assainie ? Le mal est plus profond ; ce n’est plus que par un effort vigoureux, avec l’appui du pays lui-même, qu’on peut arriver à refaire une situation, où l’on s’acharne un peu moins à tout ruiner, hommes et institutions, où l’on s’occupe un peu plus de la France, de ses intérêts et de sa grandeur.