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l’homme plus qu’au Romain. C’est le Romain surtout que Tertullien veut convaincre ; il lui parle en juriste et en politique. Il essaie de lui prouver que tout est injuste dans les procédures qu’on applique aux chrétiens. Il soutient que la torture, qui a été imaginée pour découvrir la vérité, ne doit pas servir à leur faire dire un mensonge. Il montre qu’on va chercher, pour les perdre, des lois hors d’usage, et demande hardiment qu’on porte enfin la cognée dans cette forêt de vieux plébiscites et de sénatus-consultes démodés, qui, si on ne les abroge une bonne fois, peuvent fournir des armes à toutes les haines et autoriser toutes les iniquités. À cette façon de raisonner on reconnaît l’homme d’affaires, accoutumé aux discussions juridiques et qui a dû fréquenter le tribunal du préteur. Voilà ce qu’il y avait de nouveau dans l’Apologie de Tertullien. C’est par ces qualités qu’elle frappa non-seulement les Romains, pour qui elle était faite, mais aussi les Grecs, qui d’ordinaire n’admiraient qu’eux-mêmes et qui pourtant s’empressèrent de la traduire dans leur langue. Ainsi la chrétienté entière l’adopta, et elle devint la défense commune de toute l’église menacée. C’était un grand service que Tertullien rendait à ses frères ; mais nous allons Voir que par ses exagérations et ses violences il les a plus compromis encore qu’il ne les avait servis.

La société chrétienne traversait à ce moment une crise difficile. On n’était plus à l’époque où la petite congrégation, presque uniquement composée de gens du peuple ou d’étrangers, pouvait s’isoler du reste du monde, où les fidèles se réunissaient paisiblement, aux jours de fête, dans quelques oratoires ignorés, et, le reste du temps, vaquaient à leurs occupations obscures, dans leurs boutiques et leurs ateliers, sans se faire remarquer de personne. Peu à peu, à ces gens peu connus et dont on ne savait pas le nom s’étaient joints des personnages de quelque importance, des bourgeois, de riches affranchis, comme ce Calixte, un futur pape, qui avait commencé par être banquier, et même, à ce qu’on dit, par emporter l’argent de ses actionnaires, des professeurs, des officiers, des magistrats, et, sous Marc-Aurèle, des sénateurs. Ce succès réjouissait beaucoup Tertullien qui disait aux païens, d’un air de triomphe : « Nous remplissons les villes, les châteaux, les îles, les municipes, les bourgades, les camps même, les tribus, les décuries, le palais du prince, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples. » Mais cette diffusion rapide, dont le christianisme était si fier, allait lui créer de grands embarras. L’ancienne religion, pendant une domination de tant de siècles, avait trouvé le moyen de se mêler à tout. La famille et l’état reposaient sur elle. Il n’y avait pas d’acte de la vie publique et intérieure qui ne fût