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dans le corps d’un serviteur de Dieu, l’autre répondit : « Je l’ai rencontré chez moi. » On peut donc dire que la conclusion de Tertullien est qu’il faut se tenir loin des plaisirs, des honneurs, des affaires, c’est-à-dire de tout ce qui semblait aux Romains de ce temps mériter la peine de vivre.


II

Au premier abord cette rigueur ne nous surprend guère : il y a toujours eu deux courans opposés dans l’église ; aux docteurs sévères, qui veulent qu’on se sépare tout à fait du monde, s’opposent les moralistes plus indulgens qui cherchent une manière honnête de s’accommoder avec lui ; les jansénistes et les jésuites sont de tous les temps. Au milieu du me siècle, pendant la persécution de Dèce, le poète Commodien, qui était de l’école de Tertullien, se plaint amèrement de ces ecclésiastiques faciles qui, par bonté d’âme, par intérêt ou par peur, dissimulent aux (idoles la vérité, cherchent à leur rendre tout aisé, tout uni, et ne leur disent jamais que ce qu’il leur fera plaisir d’entendre ; il va même jusqu’à les accuser à deux reprises de recevoir de petits présens pour se taire. Non seulement ces casuistes indulgens devaient être assez nombreux, mais il est, probable que leur influence l’emportait sur celle de leurs adversaires, puisqu’en réalité il y avait chez les chrétiens des négocians, des banquiers, des artistes, des professeurs, des magistrats, ce qui prouve bien que les anathèmes de Tertullien ne parvenaient pas à prévaloir contre les nécessités de la vie. Naturellement, il en était fort irrité, et, comme l’opposition ne faisait que l’exaspérer, on comprend que, dans sa colère, il ait souvent, passé toutes les bornes. Du reste, ces exagérations sont naturelles à tous ceux qui entreprennent de réformer les mœurs publiques ; ils enflent la voix pour se faire mieux entendre et demandent beaucoup afin d’obtenir quelque chose. Mais il faut avouer qu’ici la sévérité poussée jusqu’à ces limites présentait de grands dangers et que les esprits sages n’avaient pas tort de s’en plaindre.

Elle avait d’abord l’inconvénient de porter le trouble dans les consciences chrétiennes. Les sacrifices que le christianisme exigeait de ceux qui embrassaient ses doctrines étaient graves ; il est clair qu’ils ne devaient pas s’y résigner sans douleur. Quand on leur demandait de rompre avec de vieilles habitudes et de respectables traditions de famille, de quitter des occupations qui leur étaient chères et profitables ou des dignités qu’ils regardaient comme l’honneur de leur maison, on comprend que leur âme fût déchirée de regrets. Cette épreuve pénible, dont tous ne sortaient