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beaucoup de bras d’enfans, — vers la machine qui élabore cette pâture, comme ils se tendraient en un moment de famine vers le four du boulanger. On s’arrache les feuilles humides, distribuées gratuitement ; les yeux en absorbent la substance ; et comme ils s’étaient gravés sur ce cliché de plomb, les caractères se gravent dans ces cerveaux, éveillant des idées, déterminant des actes. Tant que l’enchaînement des effets aux causes demeurera une notion certaine, aucun sophisme ne prévaudra contre cette évidence : la responsabilité du rouleau de plomb dans les pensées de ces cerveaux, engendrant des actes. On voudrait amener ici tous ceux qui ont jamais touché à la machine divine et infernale, au semoir d’idées ; il serait à plaindre, l’homme qui ne ferait pas réflexion sur le pouvoir redoutable qu’il assume, sur l’effet de ces mots, jetés à la hâte au compositeur, devenus irrévocables dans le moule du clicheur. Il y a, aux Beaux-Arts, une petite toile de Charlet, émouvante comme tous les tableaux de ce peintre. Un soir de bataille, au sommet d’une colline, dans la lumière du couchant, l’Empereur est immobile sur sa selle ; le regard pensif du grand capitaine compte les morts couchés dans la plaine par sa volonté du jour. Sans être un grand capitaine, celui qui a manié l’arme dont nous surprenons à cette place le jeu rapide et sûr, celui-là doit parfois se demander, le soir : « Quel droit avais-je sur ces âmes ? Ai-je dit la vérité ? Et croyant la tenir, ai-je bien fait de la dire ? Comment me jugera l’éternelle justice ? »

Revenons à la classe 62, à l’électricité. Voici, dans ce palais de la science et de l’industrie, la grande, l’incontestable nouveauté. Elle suffirait à expliquer le ralentissement dans le progrès des machines thermiques, comme si la pensée des inventeurs abandonnait ces dernières. Par cette classe 62, l’Exposition de 1889 marquera une date dans l’histoire du monde. Il y a quinze ans, en 1874, je rencontrai sur un paquebot du Levant M. Denayrouze ; en descendant à Paris, il m’engagea à aller voir dans un petit atelier du boulevard Voltaire un Russe qui lui avait apporté une idée et qui travaillait à la réaliser. Je trouvai là M. Jablochkoff, en train de monter sur un modeste établi sa première bougie électrique ; il m’expliqua son système, comme un inventeur à brevet explique, de façon à ce que l’on comprenne tout dans sa trouvaille, excepté le point capital. Des difficultés l’arrêtaient encore, mais il paraissait plein de confiance dans la réussite finale. En effet, peu de temps après, les globes Jablochkoff versaient sur quelques points de Paris leur clarté violacée, encore sujette alors à de subites faiblesses et à des éclipses momentanées. Depuis lors, la bougie du Russe a fait école, elle ne compte plus ses rivales françaises et