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laine, et cette poudre noire dont on se colore le tour des yeux, pour leur donner un éclat plus provocant. » Le saint homme a fait grande attention à tous ces colifichets qu’il blâme, et il déploie en les dépeignant toutes les finesses de son esprit, toutes les grâces de son langage. Il faut donc en prendre son parti : cette âme n’était pas tout d’une pièce, comme elle voulait le paraître ; elle cachait au fond d’elle-même une faiblesse secrète qui, plus d’une fois, l’a dominée. Dans cet âpre génie, dans ce penseur vigoureux, qui semblait tout à fait détaché des choses du monde et uniquement occupé des intérêts du ciel, il y avait un homme de lettres incorrigible, qui ne demandait qu’une occasion pour s’échapper. C’est l’homme de lettres qui a écrit le traité du Manteau.

Quant à l’occasion qu’il eut de l’écrire, nous ne la connaissons pas ; mais il me semble qu’il n’est pas trop téméraire de l’imaginer. Souvenons-nous que Tertullien vivait alors à Carthage, et qu’il n’y avait pas de pays où l’on se piquât plus de littérature : « Ici, disait Apulée, tout le monde connaît l’éloquence : les enfans l’apprennent, les hommes la pratiquent, les vieillards l’enseignent ; » et il montre tout un peuple d’amateurs de beau langage, au théâtre, se pressant à ses conférences, et occupé à examiner chaque métaphore, à peser et à mesurer tous les mots. Dans cette ville lettrée, Tertullien avait dû obtenir des succès oratoires, et le souvenir lui en était resté cher, quoiqu’il s’efforçât de l’oublier. Ce livre contre le mariage, dont saint Jérôme nous dit « qu’il était tout rempli de lieux-communs, en style de rhéteur, » avait sans doute beaucoup réussi auprès de ces allâmes de rhétorique. Je me figure qu’ils avaient moins goûté les beaux ouvrages que Tertullien a écrits après sa conversion, où l’on trouve des pensées graves et des spéculations profondes, mais aussi moins de rhétorique et de lieux-communs. Il leur semblait donc que Tertullien avait faibli, et ils en faisaient retomber la faute sur le christianisme. On pensait généralement que c’était une doctrine contraire aux gens d’esprit, et Rutilius la compare à Circé, qui changeait les hommes en bêtes. Il est donc vraisemblable qu’on allée tait de plaindre ce pauvre Tertullien, qui avait subi In loi commune, et qu’on insinuait qu’il ne serait plus capable d’écrire les beaux ouvrages d’autrefois. Sous ces reproches, sa vanité d’homme de lettres se cabra et bondit. Il consentait de bonne grâce à renoncer à tout : « Je n’ai plus souci, disait-il, ni du forum, ni du Champ de Mars, ni de la curie ; je ne m’attache à aucune fonction publique. On ne me voit pas escalader la tribune ou assiéger Je tribunal du préteur. Je n’essaie plus de faire violence à l’équité ; je ne hurle plus pour ma cause douteuse. Je ne suis ni juge, ni soldat, ni maître de rien. J’ai fait retraite loin du peuple, secessi de populo. » Mais