Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 94.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Minerve dans un mauvais lieu ; » et le bon évêque de Pavie ne paraît pas s’apercevoir que ce sujet ne convient guère à des écoliers et à des chrétiens.

Je n’ai pas besoin de dire quelles pouvaient être les conséquences de cette éducation, jusqu’à quelle profondeur les lettres et les sciences profanes pénétraient dans ces âmes jeunes, et comme il était difficile plus tard de les en arracher. L’étude que nous venons de faire en est la démonstration vivante. Quand un homme comme Tertullien, aussi déterminé, aussi rigoureux dans ses croyances, aussi jaloux de la pureté de sa foi, qui faisait un devoir aux fidèles de se séparer tout à fait de la société païenne, s’est laissé dominer par les souvenirs de l’école et le souci des vieilles lettres au point d’écrire le traité du Manteau, que ne devaient pas faire les autres ! Aucun d’eux, on peut l’affirmer, ne s’est tout à fait soustrait aux impressions de sa jeunesse ; tous ont apporté au christianisme une âme pleine de l’admiration des écrivains anciens, qui avait commencé à vivre avec eux et s’était tout imprégnée de leurs idées. Non-seulement quand ils se mettent à écrire pour exposer ou défendre leur foi, ils le font d’après les méthodes qu’ils ont apprises, ils reproduisent, sans le vouloir, les modèles qu’on a mis devant leurs yeux, en sorte que la littérature nouvelle se trouve jetée dans le moule antique, mais ils introduisent dans leur nouvelle doctrine beaucoup d’idées et d’opinions qui leur viennent de leur fréquentation des anciens auteurs. Il y en a, comme Ausone, qui, bien que chrétiens dans leur vie privée, se croient autorisés à être entièrement païens quand ils font des vers, pour ressembler davantage à ces grands poètes dont ils suivent pieusement la trace. Le plus grand nombre essaie d’accommoder les deux enseignemens qu’ils ont reçus, celui de l’école et celui de l’église ; ils mêlent ensemble comme ils peuvent Virgile et la Bible, Platon et saint Paul. Le mélange s’est fait de diverses façons et dans des proportions-différentes ; mais, quel que soit l’élément qui domine, aucun ne supprime tout à fait l’autre. L’antiquité classique, même chez les plus sévères, reste honorée, vivante ; elle a sa place à côté des livres saints ; avec eux et sous leur protection, elle a traversé le moyen âge, et c’est ainsi qu’une religion, qui devait détruire les lettres anciennes, en réalité les a sauvées.


GASTON BOISSIER.