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IV.[1]
LA PÉNITENTE (PETITE-RUSSIE).

C’était jour de grande foire au chef-lieu du district. La vaste place était couverte de baraques formant des avenues et des rues, comme une seconde ville, pleine de vie, de mouvement et de bruit. Des milliers de gens circulaient sous le ciel bleu, par le soleil doré d’une belle et froide journée d’automne. Les paysans petits-russiens étaient venus avec leurs chariots attelés de trois chevaux, suivis d’un poulain, la cloche au cou. Parmi les pelisses en peau de mouton blanche et les foulards multicolores des paysannes, on apercevait les caftans noirs des Juifs, les figures rusées des Arméniens, les sérieux Karaïtes aux longues barbes, et les Menonites avec leurs cheveux blonds.

Des gentilshommes polonais, vêtus de redingotes à brandebourgs, traversaient lentement la foule dans leurs voitures. Çà et là de grandes dames en toilettes élégantes, de leur siège, souriaient et coquetaient.

Ici on marchandait des chevaux fins et fougueux, là des bœufs magnifiques, de race hongroise, aux cornes en forme de lyre. Des paysannes admiraient des bijoux en faux corail, des perles de verre, des foulards aux teintes voyantes, des bottes en maroquin, de toutes couleurs, pendant que les enfans mordaient à belles dents dans le pain d’épice, et que les hommes se régalaient d’eau-de-vie.

Ceux qui manquaient d’argent s’acquittaient avec des produits agricoles. Il s’établissait une sorte d’échange, comme chez les trappeurs américains ou dans les bazars de l’Asie. Des paysannes payaient un petit pot de fard ou un peigne avec quelques mesures de blé ou un certain nombre de peaux de brebis.

Au son de la grosse caisse, des écoliers, des servantes et des soldats s’élançaient sur les chevaux, les cygnes et les cerfs de bois, et tournaient tous dans un tourbillon vertigineux. Non loin de là criaient des perroquets, devant la tente d’une ménagerie à l’aspect misérable, et deux athlètes, tout transis dans leurs maillots parsemés de paillettes d’or, exécutaient des tours variés.

Des Juifs et des Tziganes faisaient entendre leurs mélodies sauvages auxquelles se mêlait le bruit assourdissant des trompettes et des tambours déniant, des flûtes et des petits violons.

Au milieu de cette foule et de ce vacarme se promenait paisiblement un jeune homme habillé en bourgeois. C’était un étudiant

  1. Voyez la Revue du 15 juin.