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sée, les yeux avides, tarit le reste d’un trait, puis, poussant un éclat de rire affreux, il lança la bouteille parmi les merry men qui eurent l’air de s’élancer avec des acclamations pour la recevoir :

— Tenez, les gars ! voilà votre part ; vous vous en porterez mieux.

Et soudain, dans la nuit noire, à deux cents mètres tout au plus devant nous, le vent faisant silence, nous entendîmes la note claire d’une voix humaine ; puis la tourmente reprit ; mais nous savions que le capitaine avait jeté son dernier commandement.

Il nous sembla que des siècles s’écoulaient avant que la goélette n’apparût, l’espace d’une seconde, ressortant sur une tour d’écume étincelante. Je vois encore sa grande voile flotter lâche, tandis qu’un mât tombait lourdement en travers du pont ; je vois la silhouette noire de la coque ; je m’imagine encore que je distingue la figure étendue d’un homme au gouvernail ; tout cela cependant s’était passé avec la rapidité de l’éclair, la vague soulevée qui nous l’avait fait entrevoir l’engloutissant au même instant pour jamais. Les cris mêlés d’un grand nombre de voix s’élevèrent à cette heure suprême pour être aussitôt étouffés par le rugissement des merry men. La tragédie était jouée. Le solide bâtiment, avec tout ce qu’il portait, tant d’existences précieuses à d’autres peut-être, chères dans tous les cas à elles-mêmes, s’était évanoui comme un rêve, et les eaux insensées du Roost persistaient à danser leur danse sauvage.

Combien de temps restâmes-nous tous les trois immobiles et sans parole, accroupis au bord de la falaise ? Je ne puis le dire ; longtemps, sans doute. Enfin, un à un, machinalement, nous nous traînâmes de nouveau jusqu’à notre abri. Tandis que je gisais contre le parapet dans un état misérable, l’esprit presque égaré, j’entendais mon oncle grommeler et gémir. Tantôt il se répétait avec l’insistance de la folie : « Quelle bataille pour eux, quelle bataille, les pauvres gars ! » Puis il se plaignait que le bateau eût sombré parmi les merry men, au lieu de venir échouer au rivage : « Du bien perdu, répétait-il, du bien perdu ! » Et, au milieu de ses divagations, le nom de Christ-Anna revenait, prononcé avec terreur.

La tempête s’apaisait rapidement ; en une demi-heure le vent se réduisit en brise, et ce changement fut accompagné ou causé par une pluie lourde et glacée. Je devais m’être endormi alors ; quand je revins à moi, trempé, les membres raidis et courbatus, le jour commençait à poindre, gris et humide, le vent soufflait par faibles bouffées, la marée était descendue, et seule l’écume, qui continuait à battre tout autour les côtes d’Aros, portait témoignage des fureurs de la nuit.