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eût vu le troupeau du Seigneur fuir vers tous les côtés de l’horizon. L’église allemande avait trop souvent suivi les antipapes pour ne point s’empresser d’obéir à un pape impérial. L’église espagnole, ignorante, fanatique, toujours dans la fièvre de la croisade arabe, eût jugé bien insipide le christianisme tempéré de Gerson et du cloître Saint-Victor ; elle a montré d’ailleurs, par son antipape Pierre de Luna, Benoît XIII, au cours du grand schisme, de quelle âpreté d’obstination elle était capable, une fois lancée dans la révolte religieuse. Benoît, excommunié tour à tour par Grégoire XII, Boniface IX, Alexandre V, Jean XXIII, Martin V, renié par la France et l’empire, ne possédant plus qu’un rocher et une tour en mer, sur les côtes de Valence, excommunia pendant quinze ans toutes les églises et tous les rois, et, à son lit de mort, fit jurer à ses trois cardinaux espagnols qu’ils se réuniraient en conclave pour lui élire un successeur. Quant à l’église italienne, c’est en elle qu’eût été, pour l’unité même de la foi, le plus grave péril. Une secousse si violente, l’Italie jetée hors de la voie traditionnelle, entraînée par des antipapes à tous les excès de la passion religieuse, c’était le retour à la crise révolutionnaire du XIIIe siècle, que les papes réguliers avaient eu tant de peine à maîtriser. Le grand jour prévu par Joachim, abbé de Flore, vers l’an 1200, attendu par Jean de Parme et les franciscains ardens sous Innocent IV, chanté par Fra Jacopone sous Boniface VIII, célébré dans les cachots de l’inquisition et jusqu’au pied du bûcher par la multitude des fraticelles et des spirituels, cette ère de rénovation profonde dans les rapports de Dieu avec l’humanité était donc commencée.

L’un des signes de ce grand événement, la venue de la religion définitive, devait être, selon les prophètes, le bouleversement de l’église séculière et la chute du pontificat romain. Une fois déjà, tous ces exaltés avaient cru voir l’aurore des temps nouveaux ; le prédécesseur de Boniface VIII, un pauvre ermite illuminé, vivant comme un hibou dans un trou de rocher, Célestin V, avait été élu par l’inexplicable fantaisie d’un conclave tenu à Pérouse ; on l’avait descendu de sa montagne, assis sur un âne, entouré d’évêques et de chevaliers, sa figure desséchée d’ascète bouleversée par la peur, la chape pontificale cachant sous ses plis de pourpre et d’or la soutanelle en haillons du vieux fraticelle. Et le roi Charles II et son fils, formant l’escorte avec la noblesse angevine, le sacré-collège, une fourmilière de moines et de peuple, avaient conduit d’Aquila, où on l’avait sacré, à Naples, où il s’empressa de se cacher dans l’ombre d’une cellule, l’étrange successeur des Grégoire VII et des Innocent III. Au bout de quelques semaines, saisi par le vertige de sa propre grandeur, Célestin V déposa tranquillement la tiare. La douleur et la colère de la populace napolitaine surexcitée par les