Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/312

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

espaces de moi rudimentaires, comme des existences subconscientes et quasi-mentales, l’existence mentale étant la seule qui ne s’évanouisse pas en phénomènes et en rapports. Quand il s’agit de mes semblables, plus d’hésitation possible : je me projette en eux tout entier, et ils sont pour moi d’autres moi, qui comme moi souffrent ou jouissent, agissent, vivent et veulent vivre.

Qu’on explique comme on voudra ou comme on pourra ce prodige du moi concevant le non-moi, l’objet universel ou plutôt l’universalité des autres êtres, ce qui est certain, c’est que la philosophie de l’avenir comme la philosophie du passé devra en tenir compte : les hommes sont nos associés, nos frères, par la nature même de notre constitution intellectuelle ; déjà membres d’une société physique encore incomplètement unifiée, ils deviennent membres d’une société intellectuelle conçue comme la mise en rapport des consciences. Il existe ainsi dans la constitution même de l’intelligence une sorte « d’altruisme, » qui est la condition intellectuelle de l’altruisme dans la conduite ; il y a un désintéressement nécessaire à la pensée, qui’ fait que nous ne pouvons pas ne pas concevoir les autres, nous « mettre » leur place, » nous mettre en eux par la pensée. La conscience se trouve ainsi, par son fond même, reliée à tous les autres êtres : c’est l’aliquid inconcussum sur lequel la morale pourra s’établir ; nous allons voir, en effet, que la conscience de soi lui fournira tout ensemble une réalité indiscutable comme point de départ et un idéal indiscutable comme point d’arrivée.

En analysant la conscience, il semble que nous soyons bien loin de la morale, et cependant nous sommes dans le monde moral lui-même, qui est précisément le monde des consciences, le monde des réalités autres que les phénomènes physiques, autres que les apparences valables pour moi seul. Dans ce monde des consciences vont s’établir des degrés entre les actions et comme une hiérarchie, — ce qui est le grand problème de la science des mœurs. D’abord, certaines de nos actions ont des conséquences purement physiques et extérieures ; d’autres ont des conséquences dans l’intimité même des consciences ; les premières demeureront étrangères au monde moral ; les autres en feront partie. Lorsque je mets en mouvement une machine, mon action ne s’exerce que sur des surfaces, sur des rapports de rouages, sur des phénomènes extérieurs : la locomotive qui était tout à l’heure à Paris est maintenant en marche vers Lyon : il y a eu là un simple changement de relations dans le temps et dans l’espace. Je n’ai ni le besoin ni la possibilité de savoir ce qui se passe à l’intérieur des atomes composant la locomotive. Rien ne m’assure que je puisse influer sur