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fatalement sa marche, soit que la lumière intermittente de la conscience l’éclaire, soit qu’elle ne l’éclaire pas : la lumière interne réagit sur la marche, elle fait elle-même partie des facteurs de cette équation qui aura pour solution. L’avenir. Ainsi s’obtient une approximation pratique de la liberté morale. L’idée, en effet, ne correspond pas seulement à ce qui a été et qui n’est plus, mais encore à ce qui n’est pas et qui sera. Et la volition ne consiste pas seulement, comme on l’a dit, dans la détermination d’un acte par l’idée d’une chose qui sera ; elle consiste, à notre avis, dans la détermination, d’un acte par l’idée d’une chose qui sera par nous, qui n’existera que par notre action consciente, par l’idée même et le désir que nous en avons. L’idée de l’efficacité même des idées et des désirs entre ainsi comme élément nécessaire dans toute volition. De plus, dans le fond dernier des choses, on peut admettre qu’une puissance réelle, une cause supérieure au déterminisme des phénomènes répond à l’idée de liberté et se manifeste par cette idée en même temps que par les phénomènes, de manière à dépasser toujours ces derniers et à envelopper une perfectibilité indéfinie. Quant à une liberté capable de produire, dans l’ordre même de l’expérience, des « commencemens absolus, » — comme ceux qu’admet M. Renouvier, nous n’y voyons pour notre part rien ni d’intelligible, ni de moral. Ce hasard réalisé n’est pas plus moral que la nécessité réalisée, et la combinaison de la loi-nécessité avec le libre arbitre-hasard n’a pas la vertu de nous éclairer sur la nature intime de l’action.

Dans un très beau roman de psychologie, où la pensée offre un singulier mélange de force et de faiblesse, M. Paul Bourget s’efforce de rattacher aux doctrines déterministes de la philosophie contemporaine l’odieuse « vivisection d’âme » instituée, sous forme de séduction systématique, par un psychologue qui se croit expérimentateur. Mais la philosophie du « disciple » et celle du maître nous semblent également en retard de plus d’un siècle : maître et disciple en sont encore au fatalisme brut de Spinoza ou au scepticisme superficiel du siècle de Voltaire. De nos jours, quels sont les philosophes qui considèrent le bien et le mal comme de simples « étiquettes sociales sans valeur, » comme des « conventions tantôt utiles, tantôt puériles ; » la pitié comme une ridicule « faiblesse, » le respect comme « la plus sotte de nos ignorances, » le remords comme « la plus niaise de nos illusions humaines[1] ? » Ce sont là des sophismes du temps de Diderot et de Lamettrie. La philosophie contemporaine, loin de considérer la vertu et le vice comme des « conventions, » y voit au contraire, non-seulement des nécessités sociales

  1. Paul Bourges, le Disciple.