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l’amour-propre et de la coquetterie, sur les manèges de l’esprit qui, raffinant la sensualité et échauffé par elle, donne l’illusion de la passion profonde. Là est sa supériorité : il a vraiment, en ce genre, atteint la perfection de l’art. Par là il est unique et aussi impossible à retrancher de notre théâtre, que Racine ou que Molière, qui sont plus grands que lui.

Mais venons au grand fait dans l’histoire de la comédie au XVIIe siècle : c’est la naissance de la comédie larmoyante, du drame, c’est-à-dire le passage du théâtre classique au théâtre moderne. Il faut, pour comprendre cette transformation décisive de la comédie, revenir à Destouches. Ce poète prétendait enseigner le bien et faire aimer la vertu ; il voulait offrir « une pure et saine morale, modérément assaisonnée de bonnes plaisanteries et de quelques traits délicatement caustiques. » Mais on ne fait pas au sentiment moral sa part ; où il entre, il règne : c’est une juste remarque de Schiller. Dès que le poète nous appelle à juger de la qualité morale des actions, il empêche ou détruit toute autre impression que son œuvre pouvait faire édifiés, nous n’avons pas envie de lire, et si nous rions, c’est que nous ne sommes pas édifiés. Tout est sérieux quand la morale s’en mêle. Les gens qui ont l’idée du bien sans cesse présente à l’esprit ne rient guère, ils se relâchent tout au plus à sourire. Ainsi en arriva-t-il de la comédie de Destouches : il dut prendre des héros vertueux. Qu’on ne dise pas qu’il y a dans le monde de grands hommes de bien qui prêtent à rire : si l’on veut me recommander leur exemple, il ne faut pas me faire regarder leur ridicule ; pour que leur vertu fasse effet sur moi, il faut effacer tout ce qui n’est pas elle ou ne vient pas d’elle. Aussi tout est honnête chez Destouches, tout exhale une odeur de vertu, jusqu’aux valets : Pasquin, la larme à l’œil, offre à son maître ruiné ses petites économies. Si parfois le poète veut montrer le vice pour en détourner, il en inocule une dose modérée à quelque bonne nature qui doit l’éliminer au dénoûment, et le Glorieux, le Dissipateur, proclament, par leur conversion, la supériorité de la vertu. Dans un tel théâtre, le ridicule est accessoire ou épisodique : des saillies ou des tics. Le comique de caractère ou de situation n’est plus possible.

Cependant la comédie de Molière est morale et elle est gaie. Assurément, et cela tient sans doute au génie de Molière. Mais aussi il a pris pour moraliser un biais qui lui permet d’être franchement comique. Sa philosophie, comme M. Brunetière l’a si justement définie, c’est la philosophie de la nature : la nature est toute bonne, toute puissante ; on fait bien de la suivre, et on est impuissant à la vaincre ; elle se venge de qui la force, la fausse ou la brave. Cette philosophie, que je n’ai pas à discuter ici, a