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faits ; et la fausseté de cette idée n’a d’égale que sa stérilité. A vrai dire, il n’y a point de philosophie dans ce théâtre d’un siècle philosophe, car piquer une maxime et plaquer un couplet sur l’égalité naturelle, sur l’injustice des lois ou sur les préjugés de la société, ce n’est point faire une pièce philosophique. Il ne suffit même pas d’inventer une action qui réhabilite les parties injustement méprisées de l’humanité, le marchand, l’homme du peuple, le paysan, le sauvage, le nègre : à ce compte, il n’y aurait rien de plus profond que les opéras comiques, où s’étale l’innocence des champs, ou les mélodrames qui devant le banquier scélérat dressent l’ouvrier sublime. Après tout, sauf Diderot et quelques autres, les auteurs du XVIIIe siècle se servent de la philosophie, ils ne sont pas philosophes. Ils exploitent des idées qui sont populaires, en vue du succès ; ou bien par paresse ou par faiblesse d’esprit ils abrègent leur besogne en coulant dans leur intrigue les notions banales de morale individuelle et sociale ; ou bien enfin, parce qu’ils sont du monde, ils ont foi aux théories dont le monde d’alors est enthousiaste et ne voient pas plus loin que le public pour lequel ils travaillent. Car, remarquons-le, si la condition des gens de lettres est devenue meilleure, ils se sont amoindris en s’élevant. Le monde, en effet, à force de craindre le pédantisme, s’est fait de l’ignorance un idéal. Contraint par la politesse à cacher ce qu’il peut avoir de talens ou de connaissances spéciales, l’honnête homme s’est insensiblement dispensé d’apprendre ce qu’il ne lui fallait pas montrer. Il ne devait être, selon Pascal, ni mathématicien, ni guerrier, ni rien qu’honnête homme. Le meilleur moyen d’éviter la tentation d’avoir une « enseigne, » c’est assurément de n’avoir point de marchandise à vendre. L’ignorance aimable se façonnait dans les collèges et dans le commerce du monde. L’éducation littéraire s’était tournée de plus en plus vers l’acquisition du goût, de l’élégance dans l’expression et de l’ordre dans l’exposition des pensées : elle n’était plus qu’une rhétorique peu substantielle et traitait l’esprit comme un instrument qu’il faut aiguiser, non comme une force qu’il faut développer. La société donnait à l’homme ainsi formé sa perfection dernière, la grâce aisée et l’invention spirituelle dans ces mille riens dont se compose l’agrément des rapports sociaux, le tour piquant du mot, l’imprévu de la riposte, et, sur toutes les choses frivoles ou graves, mille idées ou formes d’idées, claires et minces, sans liens, sans racines, sans fécondité, jouets plutôt qu’outils de la pensée. Vos écrivains donc, devenus hommes du monde, — cela commence dès la fin même du XVIIe siècle, — en ont l’irrémédiable légèreté. Ils font ce qu’on appelle la pure littérature, c’est-à-dire que, vides de toute ; connaissance précise, incapables