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profonde émotion qu’il a traduite, il est sûr que son esprit, son caractère et son apparence extérieure le différenciaient tout à fait des hommes de sa patrie. Les compositeurs allemands, comme les peintres et les poètes, ont toujours, pour accompagner leur sentimentalité, un amour des conceptions vagues, des rêves flottans et peu formés ; en même temps qu’il leur suffit de dépasser la condition de simples artisans pour qu’aussitôt ils éprouvent le besoin d’introduire dans leur art un nuageux symbolisme. Rien de pareil chez Beethoven : l’effort de son génie s’est sans cesse dirigé vers l’expression très précise. Dès le début, il cherchait à sentir avec le plus de netteté possible, à se rendre un compte scrupuleux de ses émotions ; dans ses dernières œuvres, la musique est véritablement devenue une langue, et une langue où tous les mots inutiles, tous les artifices de simple agrément, ont été éliminés pour laisser place à la traduction rigoureuse d’émotions infiniment nuancées. Lecteur assidu des philosophes et des poètes, épris des chefs-d’œuvre de la littérature classique et des plus hauts problèmes métaphysiques, il n’a jamais laissé le symbolisme pénétrer dans son art. Avec une netteté que les Allemands ne connaissent guère et qui était chez lui naturelle et instinctive, il a marché toujours vers un but très défini de simplification des moyens et de complication de l’effet. Que l’on compare un de ses lieds, — je ne dis pas avec les mélodies purement allemandes de Schumann et de Wagner, — mais avec un air de Bach ou de Mozart : on voit de suite que, si les sentimens sont les mêmes, les sont débarrassés ici de cette ombre indécise de rêve qui leur donne, chez ces musiciens, un cachet local si marqué : ils sont saisis dans leur essence et directement exprimés.

La distinction s’aperçoit mieux encore si l’on sort de la musique pour considérer les traits généraux de l’intelligence et du caractère. L’esprit de Beethoven était d’une lucidité et d’une pénétration extraordinaires. Rien d’instructif, à ce point de vue, comme les passages de ses lettres où il parle de son amour, ou de son amitié, ou de ses affections de famille : toujours des sentimens très violens, mais formulés avec une extrême précision. Sa conversation était vive, heurtée, pleine d : imprévu et d’ironie. Sa démarche saccadée, son humeur changeante et brusque, tout cela ne rappelle en rien la nature allemande. C’est que Beethoven, né on Allemagne, était resté Flamand sous le rapport intellectuel et moral.

Il avait du Flamand un premier trait caractéristique : une grande justesse de sensation. Il racontait lui-même que, jusqu’au moment de sa surdité, son ouïe était d’une délicatesse exceptionnelle et que, dès l’enfance, il souffrait à entendre une note fausse ou un instrument mal accordé. Il faut bien, du reste, qu’il ait eu l’oreille très