Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délaissait l’Esplanade pour se porter tout entière au Champ de Mars. Le visiteur qui remontait le flot était alors presque certain de rester seul dans le patio de Tunis, sous les arcades où tombait un rayon de lune ; cette clarté complice déguisait le mensonge des faux marbres, transformait les arbres du nord, rendait aux aspects ce qui leur manque de grandeur et de lointain. Sur les degrés, le janissaire de la régence fumait, échangeant de rares paroles avec quelques compatriotes ; dans le parterre de fleurs, autour de la vasque où chuchote un mince jet d’eau, les marchands tunisiens et les hommes du douar kabyle erraient par petits groupes ou s’endormaient, accroupis sur les bancs. Plus loin, dans l’ombre du portail gothique et des tours en poivrière qui masquent le ministère de la guerre, un spahi solitaire, le sabre au clair, montait la garde entre les cations ; il rappelait maint tableau où une sentinelle veille ainsi devant le château farouche du chérif. Tandis qu’une centaine de milliers d’hommes, à cinq minutes de distance, se pressaient sous la Tour et devant les fontaines lumineuses, on pouvait se croire là bien loin de Paris, aux portes de Fez ou de Kairouan. — Le promeneur isolé avançait de quelques pas, et par-delà ce monde encore familier qui s’évanouissait derrière lui, il entrait dans un autre monde, inconnu, inquiétant comme un cauchemar : kiosques gardés par des monstres, pagodes aux figures grimaçantes, toits retroussés de la Chine ; derrière les portes de bambou, devant les Bouddhas tirés de l’ombre par un reflet de lumière électrique, sur les marches du temple d’Angkor, il apercevait d’autres sentinelles, des noirs immobiles, de petits soldats jaunes qui le suivaient de leur œil oblique ; nulle autre vie, dans lus ténèbres des maisons irréelles, que la vie énigmatique de ces hommes et de ces monstres, animés par d’autres âmes que les nôtres. Les premiers soirs, encore mal orienté dans le quartier de l’Indo-Chine, le visiteur attardé sentait toutes ses idées se brouiller, il avait hâte de regagner la berge de la Seine, pour s’assurer qu’elle ne porte pas de jonques et ne roule pas sous les palétuviers.

Au plein jour, quand le public afflue, l’Esplanade garde encore quelque chose de ces escales maritimes, sur les routes d’Asie, où les Européens sont aujourd’hui aussi nombreux que les exotiques. Aucune d’elles ne réunit des échantillons plus divers des races humaines, aucune n’a vu des rencontres plus surprenantes : un roi de la côte d’Afrique grignotant des friandises de la Guadeloupe sur l’éventaire d’une mulâtresse, un Sakalave revenant du combat des Peaux-Rouges pour assister au djérid des cheiks kabyles et aux danses de Java, un noir du Sénégal commandant l’exercice à des soldats annamites, un bonze coudoyant un prêtre grec, des Congolais et des Canaques ramant dans leurs pirogues sous les yeux du