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déchiré son cœur et détruit l’amour, le priant de quitter l’Angleterre et de ne plus compter que sur une amitié très tendre. Lauzun s’évanouit longuement, vomit beaucoup de sang et resta plusieurs mois plongé dans une mélancolie sauvage. Plus tard, ayant appris que lady Sarah était malade à Londres, il partit seul à cheval, sans congé, sans passe-port, pour passer vingt-quatre heures auprès d’elle. Six ans après, il la revit avec une grande émotion : elle s’était perdue pour lord William Gordon, et, retirée du monde, habitait une petite ferme dans le parc du duc de Richmond : « Embrassez ma fille, Lauzun, dit-elle, ne la haïssez pas, pardonnez à sa mère ; et songez que, si elle me perdait, il ne lui resterait d’autre protecteur que vous. » Il promit de se charger de cette enfant quand elle voudrait.

Plus romanesque, plus curieusement mouvementée, semblerait encore la passion de Lauzun pour la princesse Czartoryska, qui, charmante et poétique sans être jolie, toujours sincère dans ses variations, savait si bien se parer de ce qui lui manquait, et qui, afin de payer de retour le prince Repnine, lequel avait, pour lui plaire, encouru la ruine et la disgrâce de Catherine II, le suivit en exil, oubliant tout, mari, enfans, parens, patrie. C’est l’amour werthérien, avec ses infinis de douleur, avec ses infinis de félicité : évanouissemens prolongés, accès de fièvre, convulsions de rage, de désespoir jaloux, duels, crachemens de sang, aveux pleins de délicatesse, promesses de chasteté acceptées de bonne foi, subtilités de sentimens, situations extraordinaires, où, partagé entre son cœur et son caractère chevaleresque, le duc agit comme certains héros de Corneille ou de Mlle de Scudéri : rien ne manque à cette aventure, plaidoyer inconscient en faveur du droit divan de la passion. Par instans même, notre paladin savoure l’amère volupté du sacrifice, et comprend qu’à l’amour seul il appartient d’inspirer des tristesses dont on le remercie, de payer des mois de peine par un regard, une parole, une main furtivement pressée. J’ai cru que chaque fois ce serait la dernière, gémissait une jolie femme à qui on reprochait mainte faiblesse : Lauzun, lui, est convaincu qu’il aimera toujours celle qui vient d’enchaîner sa pensée. La princesse part-elle pour la Pologne, il raccompagne jusqu’à deux lieues de Varsovie. Apprend-il qu’elle est souffrante, il part secrètement, arrive sans être reconnu : « Les besoins de mon cœur, lui dit-elle, me font toujours deviner tes actions. » Une seconde fois, il revient, et, caché dans une grande armoire, derrière le lit de la princesse, assiste pendant trente-six heures à ses couches ; puis il passe un mois incognito dans une ferme, à quelques lieues de son château. De belles Polonaises, l’électrice de Dresde, s’efforcent de lui faire